Introduction
À la Renaissance et aux Lumières, les philosophes et écrivains redéfinissent la place de l’homme dans la nature en interrogeant la question de l’âme, principe qui anime et distingue les vivants. La tradition héritée d’Aristote et de la théologie chrétienne affirmait que seule l’âme humaine est rationnelle et immortelle.
Mais à partir du XVIIe siècle, la thèse cartésienne de l’animal-machine accentue la séparation, tandis que des penseurs humanistes (Montaigne, La Fontaine) et matérialistes (La Mettrie, Diderot) contestent cette frontière. Ces débats philosophiques et littéraires permettent de réfléchir à ce qui fonde l’humanité — raison, langage, perfectibilité — et à la place de l’homme dans le monde vivant.
La pensée médiévale : Aristote et la théologie chrétienne
Dans De Anima, Aristote distingue trois types d’âmes :
L’âme végétative, propre aux plantes, qui permet la croissance, la nutrition et la reproduction.
L’âme sensitive, propre aux animaux, qui ajoute la perception et le mouvement volontaire.
L’âme intellective, propre à l’homme, qui permet la pensée abstraite et la connaissance universelle.
Au XIIIe siècle, Thomas d’Aquin intègre cette classification dans la théologie chrétienne. Seule l’âme humaine est immortelle, créée directement par Dieu et destinée à rejoindre l’au-delà. Les animaux, eux, sont considérés comme créés pour servir l’homme, inscrit au sommet d’une hiérarchie divine.
À retenir
La pensée médiévale affirme une distinction radicale : l’homme possède une âme rationnelle et immortelle, les animaux non.
Descartes et Malebranche : l’animal sans âme
Au XVIIe siècle, Descartes radicalise cette séparation. Dans le Traité de l’homme et sa Lettre au marquis de Newcastle (1646), il décrit les animaux comme des automates (res extensa), capables de comportements complexes (fuir un danger, chasser, se défendre) mais uniquement par mécanismes corporels. Ils n’ont ni conscience ni pensée. Leur incapacité à produire un langage articulé confirme qu’ils ne possèdent pas d’âme pensante (res cogitans).
Malebranche, dans La Recherche de la vérité (1674), va plus loin : « Ils mangent sans plaisir, ils crient sans douleur. » Dans sa philosophie de l’occasionnalisme, seul Dieu est cause véritable. Les animaux ne ressentent donc pas la douleur : leurs cris ne sont que des effets mécaniques produits par Dieu, sans expérience intérieure.
À retenir
Descartes et Malebranche nient l’existence d’une âme animale. Les animaux agissent par mécanisme, sans conscience ni souffrance, tandis que l’homme seul pense et parle.
Les critiques humanistes : Montaigne et La Fontaine
À la Renaissance, Montaigne conteste cette rupture. Dans l’« Apologie de Raymond Sebond » (1580), il critique l’anthropocentrisme : « Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle ne se joue pas plus de moi que je ne fais d’elle ? » Par cette formule ironique, il relativise la supériorité humaine et adopte un scepticisme inspiré de Pyrrhon. Son texte invite à une morale d’humilité face au vivant.
La Fontaine, dans ses Fables (1668-1694), donne aux animaux des paroles humaines pour critiquer la société. Dans « Le Loup et l’Agneau », le discours direct théâtralise l’injustice : « La raison du plus fort est toujours la meilleure. » Les bêtes sont ici des miroirs des comportements humains, brouillant la séparation stricte entre l’homme et l’animal.
À retenir
Montaigne et La Fontaine relativisent la supériorité humaine en montrant que l’animal, loin d’être une simple machine, peut servir de miroir critique de l’homme.
Les Lumières : continuité du vivant et matérialisme
Au XVIIIe siècle, les sciences et la philosophie renouvellent la réflexion.
Buffon, dans son vaste projet de l’Histoire naturelle (1749-1788), cherche à décrire l’ensemble des espèces. Il classe l’homme parmi les animaux et écrit, à propos du cheval : « Le cheval partage les fatigues et les dangers de l’homme ; il participe à ses plaisirs comme à ses travaux. » Par son style littéraire, Buffon humanise les animaux et suscite l’admiration. Mais il affirme aussi la supériorité morale de l’homme, par son intelligence et sa perfectibilité (capacité à se perfectionner). Sa pensée, en insistant sur la variabilité des espèces, reste pré-évolutionniste, sans être darwinienne.
Rousseau, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1755), reconnaît la sensibilité animale : l’animal fuit la douleur et recherche sa conservation. L’homme partage cette capacité, mais il possède en plus la perfectibilité, faculté de se transformer indéfiniment. Cette spécificité, ambivalente, est source de progrès mais aussi de corruption sociale et d’inégalités.
La Mettrie, dans L’Homme-machine (1748), défend un matérialisme intégral : l’homme n’est pas doté d’une âme immatérielle, il est un organisme complexe. Le concept d’âme disparaît au profit d’une vision mécaniste et naturaliste.
Diderot, dans le Rêve de d’Alembert (1769), imagine une matière sensible, vivante et évolutive. Il rompt avec l’idée d’âme spirituelle et propose un vitalisme matérialiste, où l’homme et l’animal appartiennent à une même continuité du vivant.
À retenir
Buffon, Rousseau, La Mettrie et Diderot contestent la rupture absolue homme/animal. L’homme conserve une spécificité (raison, langage, perfectibilité), mais il est intégré à la continuité du vivant.
Conclusion
De la pensée médiévale aux Lumières, la question de l’âme des animaux révèle une tension constante. Aristote et Thomas d’Aquin plaçaient l’homme au sommet de la création, seul doté d’une âme intellective et immortelle. Descartes et Malebranche ont radicalisé cette séparation en faisant des animaux des machines sans conscience. Mais Montaigne, La Fontaine, Buffon, Rousseau, La Mettrie et Diderot ont contesté cette vision : leurs textes emblématiques (la chatte de Montaigne, le procès du Loup et de l’Agneau, le cheval de Buffon, l’homme-machine de La Mettrie) brouillent les frontières et interrogent la spécificité humaine.
Ces débats nourrissent encore nos questionnements contemporains. Le philosophe Peter Singer, dans une perspective utilitariste, affirme que la capacité à souffrir doit être le critère moral central : si les animaux souffrent, leurs intérêts doivent être pris en compte au même titre que ceux des humains. Ainsi, de la Renaissance à aujourd’hui, la question de l’âme animale engage une réflexion sur la raison, la langue, la perfectibilité, mais aussi sur notre responsabilité morale envers le vivant.
