L'homme et l'animal : bestiaire de grandes œuvres, de la Renaissance aux Lumières

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Dans cette leçon, tu découvres comment, de la Renaissance aux Lumières, les animaux passent du bestiaire symbolique médiéval à une fonction critique, morale et scientifique. De Montaigne à La Fontaine, de Buffon à Voltaire et Diderot, l’animal devient miroir de l’homme, outil de savoir et support d’une réflexion sur la place de l’humanité dans le vivant. Mots-clés : Renaissance, Lumières, bestiaire, Montaigne, La Fontaine, Buffon.

Introduction

De la Renaissance aux Lumières, les représentations animales connaissent un profond renouvellement. Alors que les bestiaires médiévaux associaient chaque animal à une vertu ou à un vice, les écrivains humanistes, les fabulistes, les conteurs et les philosophes des Lumières utilisent l’animal comme miroir critique de l’homme, instrument de savoir ou figure du merveilleux.

L’animal devient un moyen de penser la condition humaine, de dénoncer les injustices sociales et de questionner la frontière entre l’homme et le vivant. Cette évolution touche aussi les sciences et les arts visuels : gravures de Buffon, planches naturalistes ou illustrations de contes diffusent une nouvelle image de l’animal dans la culture européenne.

Montaigne : un scepticisme humaniste

Dans l’« Apologie de Raymond Sebond » (1580), Montaigne critique l’orgueil anthropocentrique. Il écrit : « Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle ne se joue pas plus de moi que je ne fais d’elle ? » L’ironie repose ici sur une antithèse et un chiasme : l’homme, censé dominer l’animal, est renvoyé à une position de jeu symétrique.

Ce procédé stylistique sert une argumentation sceptique héritée de Sextus Empiricus et de Plutarque. Montaigne ne défend pas un relativisme absolu, mais un scepticisme chrétien qui incite à l’humilité : l’homme n’est pas maître absolu du monde.

À retenir

Montaigne relativise la supériorité humaine par une écriture ironique et sceptique, qui invite à l’humilité dans l’esprit humaniste de la Renaissance.

La Fontaine : le bestiaire moral et politique

Les Fables (1668-1694) de Jean de La Fontaine s’inscrivent dans la culture classique et monarchique. Dédiées au Dauphin, elles ont une fonction pédagogique et politique : instruire l’héritier de Louis XIV par des leçons de sagesse.

Dans « Le Loup et l’Agneau », l’argumentation fallacieuse du loup (« Si ce n’est toi, c’est donc ton frère ») illustre un procès truqué où le registre dramatique et l’usage du discours direct dévoilent l’arbitraire de la force. Dans « Les Animaux malades de la peste », la scène allégorique d’une confession collective met en évidence la satire sociale : les puissants échappent à la punition, les faibles sont sacrifiés.

Ces procédés — dialogue théâtral, ironie, moralité explicite — transforment les animaux en figures critiques de la société humaine.

À retenir

La Fontaine fait des animaux les acteurs d’une critique sociale et politique, dans une écriture vive et satirique destinée autant à éduquer qu’à divertir.

Les contes : merveilleux et normes sociales

Les contes de fées de la fin du XVIIe siècle exploitent aussi le bestiaire. Charles Perrault, dans Le Petit Chaperon rouge, donne au loup une fonction allégorique : il incarne la séduction masculine et les dangers sociaux. Le registre merveilleux attire le lecteur, mais la moralité codifie les comportements attendus. L’animal est ici le support d’un apprentissage social et moral.

Madame d’Aulnoye, dans ses Contes de fées (1690-1698), met en scène des animaux métamorphosés, parfois dotés de pouvoirs magiques. Ces figures portent des leçons implicites sur la civilité, les hiérarchies et les rapports de genre. Les illustrations qui accompagnaient certains recueils accentuent cet aspect merveilleux et normatif, donnant aux lecteurs une représentation visuelle des codes sociaux.

À retenir

Dans les contes, les animaux merveilleux remplissent une double fonction : séduire par le fantastique et transmettre des normes sociales.

Les Lumières : entre science et philosophie critique

Buffon et le projet encyclopédique

Dans son Histoire naturelle (1749-1788), Buffon cherche à décrire et inventorier les espèces. Ses volumes richement illustrés de gravures diffusent une vision nouvelle de l’animal auprès d’un large public. Le style anthropomorphique de ses descriptions, comme celle du cheval — « Le cheval partage les fatigues et les dangers de l’homme ; il participe à ses plaisirs comme à ses travaux » — met en valeur les liens homme/animal. Mais Buffon affirme aussi la supériorité de l’homme par l’intelligence et la perfectibilité. Sa démarche oscille entre naturalisation (intégrer l’homme dans la nature) et affirmation de sa grandeur morale.

Voltaire et l’empirisme critique

Dans Zadig (1747), Voltaire met en scène le héros capable de décrire un cheval et une chienne sans les avoir vus. L’argumentation repose sur l’induction empirique : partir des traces matérielles pour reconstruire la vérité. Ce passage illustre la confiance dans l’observation rationnelle. Dans Micromégas (1752), Voltaire ne décrit pas d’animaux mais relativise la place de l’homme dans l’univers. Par le registre satirique et cosmique, il tourne en dérision l’ethnocentrisme et l’orgueil anthropocentrique.

La Mettrie et Diderot : matérialisme et vitalisme

La Mettrie, dans L’Homme-machine (1748), propose un matérialisme radical : l’homme n’a pas d’âme spirituelle, il est un mécanisme perfectionné. Le registre polémique et provocateur choque par son athéisme implicite. Diderot, dans le Rêve de d’Alembert (1769), décrit des polypes capables de régénération pour soutenir une vision vitaliste matérialiste : la vie est une propriété de la matière elle-même. Les procédés dialogués (échange entre Diderot, d’Alembert et Mlle de Lespinasse) donnent à son texte une dimension critique et spéculative, brouillant la frontière homme/animal.

À retenir

Aux Lumières, Buffon, Voltaire, La Mettrie et Diderot mobilisent le bestiaire et les sciences pour construire une critique de l’anthropocentrisme et proposer de nouvelles manières de penser l’homme dans la nature.

Conclusion

De la Renaissance aux Lumières, le bestiaire se transforme : héritier du symbolisme médiéval, il devient un instrument de réflexion humaniste, morale, sociale et scientifique. Chez Montaigne, l’animal relativise la supériorité humaine par le scepticisme ; chez La Fontaine, il illustre les injustices et éduque les puissants ; chez Perrault et Madame d’Aulnoye, il transmet des normes sociales sous le voile du merveilleux ; chez Buffon, il nourrit un savoir naturaliste diffusé par le texte et l’image ; chez Voltaire, La Mettrie et Diderot, il devient support d’une critique philosophique de l’anthropocentrisme.

Cette évolution témoigne d’un passage du bestiaire symbolique à une pensée où l’animal est à la fois objet de science et figure critique. L’héritage est durable : au XIXᵉ siècle, l’essor de l’anthropologie et de la biologie, mais aussi la littérature satirique et allégorique (comme chez Flaubert ou Kafka plus tard), prolongent cette interrogation. Aujourd’hui encore, les débats sur les droits des animaux et le spécisme s’inscrivent dans cette longue tradition où l’animal, loin d’être secondaire, est une clé pour penser l’homme et sa place dans le vivant.