Peut-on parler de sciences humaines et de sciences dures ?

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Dans cette leçon, tu comprendras pourquoi on distingue souvent sciences « dures » et sciences humaines, tout en voyant que cette séparation est plus souple qu’il n’y paraît. Tu verras que toutes les sciences partagent une même rigueur, mais qu’elles adaptent leurs méthodes à la nature de leur objet. Mots-clés : sciences humaines, sciences dures, rationalité, Bachelard, Dilthey, scientificité

Le savoir scientifique se décline en une grande variété de disciplines. On distingue souvent, dans le langage courant, les sciences dites « dures » (physique, chimie, biologie, mathématiques), perçues comme exactes et objectives, et les sciences humaines et sociales, qui s’intéressent à l’homme dans ses dimensions historiques, culturelles et sociales. Cette distinction semble opposer une connaissance fondée sur la mesure et l’expérimentation à une connaissance interprétative. Mais peut-on réellement établir une telle frontière ? Est-elle justifiée, ou masque-t-elle une complexité plus profonde dans notre rapport à la connaissance ?

Nous verrons d’abord pourquoi cette distinction existe, et ce qu’elle signifie. Nous en évaluerons ensuite les limites, avant d’interroger ce qu’elle révèle de notre manière de penser la science et l’homme.

Une distinction fondée sur l’objet et la méthode

Les sciences dites « dures » reposent sur des protocoles expérimentaux, des outils mathématiques, et des modèles généralisables. Elles visent à formuler des lois universelles permettant d’expliquer, de prédire et de contrôler les phénomènes naturels. Par exemple, la mécanique classique permet de calculer avec précision la trajectoire d’un projectile, la chimie décrit les réactions à l’échelle atomique, et la biologie moléculaire identifie les mécanismes du vivant.

Les sciences humaines, elles, portent sur des objets profondément marqués par le sens, l’histoire, le langage et la culture. Leur tâche n’est pas seulement d’expliquer des causes, mais de comprendre des intentions, des représentations, des significations. Ainsi, un historien qui étudie une révolution politique cherche à reconstruire les logiques sociales et les récits produits par les acteurs, et non simplement à identifier une chaîne causale.

C’est ce que soulignait Wilhelm Dilthey à la fin du XIXᵉ siècle en distinguant les Naturwissenschaften (sciences de la nature) des Geisteswissenschaften (sciences de l’esprit). Cette distinction ne recouvre pas exactement les catégories modernes de sciences naturelles et de sciences humaines, mais elle visait déjà à marquer une opposition entre explication causale et compréhension interprétative. Il ne s’agit pas d’une hiérarchie, mais d’une reconnaissance de la diversité des objets étudiés.

Une frontière relative, non une opposition radicale

Cependant, cette distinction, si elle a une valeur descriptive, n’est ni absolue ni étanche. Certaines sciences humaines intègrent des méthodes quantitatives et empiriques : la sociologie recourt aux statistiques, la psychologie à l’expérimentation, l’économie à la modélisation. Elles formulent des hypothèses, construisent des modèles, testent des relations entre variables. Leur scientificité repose sur la rigueur méthodologique et la capacité à justifier rationnellement leurs résultats, et non sur la nature de leur objet.

Inversement, les sciences dites « dures » ne sont pas exemptes d’interprétations. En physique quantique, par exemple, plusieurs modèles théoriques coexistent pour expliquer le comportement des particules — comme l’interprétation de Copenhague ou celle des mondes multiples. Il faut toutefois préciser que ces divergences ne relèvent pas des résultats expérimentaux eux-mêmes, qui sont identiques, mais de lectures philosophiques du formalisme mathématique. Il s’agit donc d’une interprétation externe au protocole, et non d’un relativisme scientifique.

Gaston Bachelard, dans Le nouvel esprit scientifique, rappelle que ce qui fait la scientificité d’une discipline, ce n’est pas son objet, mais l’attitude critique, rationnelle et méthodique qu’elle adopte. Cette idée s’applique aussi bien à la physique qu’à l’histoire ou à la sociologie, dès lors que l’on explicite les hypothèses, que l’on croise les sources, que l’on accepte la réfutation. Toutes les sciences produisent des interprétations, mais dans les sciences humaines, l’interprétation vise des significations humaines : intentions, discours, normes. Il ne s’agit pas d’un défaut de scientificité, mais d’un mode de rationalité propre, souvent qualifié d’herméneutique.

Comprendre l’homme, un défi singulier pour la science

Si cette distinction persiste, c’est aussi parce que l’homme n’est pas un objet comme les autres. Il est à la fois celui qui connaît et celui qui est connu. Dans les sciences humaines, le chercheur n’est pas extérieur à son objet : il fait partie du monde qu’il étudie. Un sociologue étudie une société à laquelle il appartient ; un historien se situe toujours dans une tradition d’interprétation. Cela introduit une dimension réflexive, c’est-à-dire une capacité à penser ses propres catégories et à s’interroger sur les conditions de validité de son regard.

Cette réflexivité rend l’analyse plus complexe, mais pas moins rigoureuse. Elle oblige à croiser les sources, à contextualiser, à problématiser. Les sciences humaines ne sont pas moins scientifiques parce qu’elles sont interprétatives ; leur rigueur ne réside pas dans la prédiction ou la mesure, mais dans la cohérence de l’analyse, la précision conceptuelle, et la confrontation au réel.

Il faut toutefois éviter de sombrer dans un relativisme épistémologique : toutes les formes d’interprétation ne se valent pas, et la scientificité suppose des critères partagés. Mais on peut reconnaître qu’il existe plusieurs régimes de rationalité, selon les objets étudiés et les finalités poursuivies. Cela n’implique pas un affaiblissement du savoir, mais une adaptation des méthodes à la complexité du réel.

Conclusion

Il est légitime de distinguer sciences humaines et sciences dites « dures » en raison de leurs objets, de leurs méthodes et de leurs finalités. Mais cette distinction ne repose pas sur une opposition de nature : toute science digne de ce nom repose sur des procédures rigoureuses, une exigence de justification, et une ouverture au débat critique.

Les sciences humaines ne sont pas des sciences inexactes ou secondaires. Leur rigueur est d’un autre ordre : elles cherchent à comprendre l’homme dans ses significations, ses pratiques, son historicité. Les sciences dites « dures », quant à elles, peuvent aussi rencontrer des limites dans la modélisation, ou ouvrir sur des questionnements philosophiques.

Penser ensemble ces disciplines, sans hiérarchie ni confusion, c’est reconnaître la diversité des modes d’accès au vrai, et refuser d’enfermer la science dans une seule définition de la rationalité. Cette complémentarité est le signe d’une intelligence qui ne se réduit ni au calcul, ni à l’intuition, mais à la lucidité sur la pluralité du réel.