L’État est l’institution chargée de faire appliquer les lois et d’assurer l’ordre dans une société. Il semble, de ce fait, exiger l’obéissance des citoyens comme condition du vivre-ensemble. Mais il arrive que certaines lois soient perçues comme injustes, voire contraires à des principes moraux fondamentaux. Dans ces cas, la légalité suffit-elle à fonder la justice ? Ou bien peut-on, voire doit-on, désobéir au nom d’une justice supérieure ? Ce problème engage une distinction essentielle entre l’obéissance à la loi et la fidélité à un principe moral plus élevé, et soulève la question des limites de la légitimité étatique.
Nous verrons d’abord que l’obéissance à la loi fonde l’ordre social, avant d’interroger la légitimité de la désobéissance face à l’injustice, puis de préciser les conditions sous lesquelles celle-ci peut être moralement justifiée sans menacer la démocratie.
L’obéissance aux lois comme fondement de l’ordre politique
La vie collective repose sur des règles communes. En obéissant à la loi, les citoyens reconnaissent l’autorité de l’État et participent à la stabilité de la société. Dans cette perspective, la justice semble consister à conformer sa conduite à la loi, indépendamment de son jugement personnel.
Chez Hobbes, dans Le Léviathan, l’homme à l’état de nature vit dans l’insécurité et la peur. Pour mettre fin à cet état de guerre, les individus confient leur pouvoir à un souverain commun, garant de la paix. La justice consiste alors dans l’obéissance aux lois du pouvoir établi. Toute désobéissance est perçue comme une menace pour la survie du corps social.
Rousseau, dans Du contrat social, adopte une approche plus exigeante : l’État n’est légitime que s’il incarne la volonté générale, c’est-à-dire la volonté orientée vers le bien commun. La loi est alors l’expression de cette volonté, à laquelle chacun consent librement. En ce sens, obéir à la loi, c’est obéir à soi-même. Mais cette équation entre obéissance et justice ne vaut que si la loi reste fidèle à la volonté générale. Rousseau admet donc implicitement qu’une loi injuste — c’est-à-dire partiale ou corrompue — rompt le contrat social et peut justifier une remise en cause.
Ainsi, l’obéissance est un devoir politique, mais un devoir conditionné par la légitimité de la loi. Lorsqu’elle contredit les principes qu’elle est censée incarner, la question de la désobéissance devient légitime.
La désobéissance au nom d’une justice supérieure
Certaines lois, bien qu’elles aient force légale, peuvent être manifestement injustes. Elles peuvent instituer l’inégalité, nier des droits ou légitimer la violence. Dans ces cas, l’obéissance cesse d’être une obligation morale. C’est ce que montre, dès l’Antiquité, la figure de Socrate.
Dans le Criton, Socrate refuse de fuir la prison malgré une condamnation injuste, car il estime que désobéir aux lois de sa cité reviendrait à rompre le pacte civique auquel il a toujours consenti. Il distingue ainsi l’injustice d’un jugement de celle d’un cadre légal global qu’il continue de respecter. Pourtant, dans l’Apologie, Socrate déclare que s’il lui était ordonné de cesser de philosopher, il désobéirait, car il considère cette activité comme un devoir supérieur, dicté par le divin. Il reconnaît donc l’existence d’un principe de justice au-dessus de la loi humaine, sans pour autant prôner une insoumission générale.
C’est avec Henry David Thoreau, dans La Désobéissance civile, que se formule explicitement le droit, voire le devoir, de désobéir à une loi injuste. Thoreau refuse de financer une guerre qu’il réprouve, affirmant que la conscience individuelle ne doit jamais être subordonnée à l’autorité politique. Cette pensée inspire les grands mouvements de désobéissance civile, comme ceux de Gandhi, Martin Luther King ou Mandela. Tous s’appuient sur des principes éthiques universels (égalité, non-violence, dignité), pour justifier une désobéissance publique et assumée face à des lois jugées illégitimes.
La désobéissance civile ne doit pas être confondue avec la révolte violente ou l’objection individuelle clandestine. Elle répond à des critères précis :
La non-violence : elle rejette toute forme de contrainte physique ou de violence armée.
La publicité : elle est menée au grand jour, dans une perspective de dialogue avec la société.
L’acceptation des conséquences : le désobéissant accepte la sanction, pour montrer son respect envers l’État de droit, tout en contestant son contenu.
Ces critères distinguent la désobéissance civile d’un rejet anarchique de l’autorité : il s’agit d’interpeller l’État au nom de ses propres principes, non de le renverser.
La désobéissance : une exigence critique dans la démocratie
Dans un régime démocratique, la loi est issue du débat, mais elle n’est pas infaillible. Elle peut être corrigée, réformée, contestée. Dès lors, une désobéissance respectueuse des principes démocratiques peut jouer un rôle de rappel critique, en soulignant les tensions entre droit positif et exigence morale.
Hannah Arendt, dans ses analyses du totalitarisme, montre que le mal peut naître d’une obéissance mécanique, sans jugement personnel. Elle n’élabore pas une théorie de la désobéissance, ni ne l’appelle explicitement, mais met en garde contre l’automatisme de l’obéissance, qui rend possible ce qu’elle appelle la « banalité du mal ». Arendt souligne l’importance du jugement individuel comme rempart contre la soumission passive. Il est important de préciser que ses analyses portent essentiellement sur les régimes autoritaires, non sur les démocraties libérales, et qu’elle n’en appelle pas à une opposition systématique à la loi.
Dans ce cadre, désobéir peut être un acte citoyen, à condition qu’il repose sur des principes clairs, qu’il soit mesuré, et qu’il vise l’intérêt commun. Mais cette désobéissance doit être exceptionnelle, fondée sur des motifs graves, et intégrée dans un espace de délibération publique.
Conclusion
Le fait qu’une loi soit légale ne suffit pas à en garantir la justice. Lorsque la loi viole des principes fondamentaux, désobéir peut devenir un devoir moral, à condition de respecter certaines exigences : non-violence, publicité, orientation vers le bien commun. Dans un État de droit, cette forme de désobéissance ne détruit pas l’autorité, mais rappelle les principes qui la rendent légitime. Ainsi, désobéir au nom de la justice, c’est parfois rappeler à l’État ce qu’il doit être, non ce qu’il est.