Faut-il obligatoirement un État pour organiser une société ?

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Dans cette leçon, tu découvriras si l’État est vraiment indispensable à la vie en société. Tu verras que certaines communautés ont vécu sans État, mais que dans le monde moderne, il semble difficile de garantir la justice, la sécurité et les droits sans une autorité publique organisée. Mots-clés : État, société, organisation politique, anarchisme, autorité, régulation sociale

Dans les sociétés modernes, l’État apparaît comme une évidence : il garantit l’ordre, édicte les lois, assure la justice. Pourtant, cette évidence n’est pas une nécessité logique. Faut-il nécessairement un État pour qu’une société soit organisée ? Autrement dit, peut-on concevoir une société sans État (nécessité de principe), ou l’État s’impose-t-il par les faits, dès que la société devient complexe ? Cette distinction est essentielle : il ne s’agit pas seulement de constater l’existence de l’État, mais de se demander s’il est indispensable à toute forme de vie collective organisée.

On verra d’abord que l’État peut être considéré comme une réponse rationnelle à la conflictualité humaine, puis que certaines sociétés ont existé ou ont été pensées sans État, avant d’examiner les conditions concrètes de cette possibilité dans le monde contemporain.

L’État comme réponse à la conflictualité sociale

La tradition contractualiste voit dans l’État une construction rationnelle permettant aux hommes de sortir d’un état de nature instable ou dangereux.

Chez Hobbes, dans Le Léviathan, l’homme naturel est mû par la peur, la défiance et le désir de domination. Il en résulte une guerre de tous contre tous, où nul n’est en sécurité. Pour instaurer la paix, les hommes concluent un pacte : ils transfèrent leur pouvoir individuel à un souverain commun. Celui-ci fait respecter les lois et garantit la survie de tous. Sans cet État, la société ne serait qu’un champ de conflits. Il est donc, selon Hobbes, nécessaire de principe pour organiser la vie en commun.

Rousseau développe une réflexion différente. Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, il décrit l’apparition progressive d’une société fondée sur des rapports de dépendance, où les inégalités s’installent. Cette société civile, née de la propriété, n’est pas encore un corps politique : elle est organisée de fait, mais repose sur la force ou la ruse. Dans Du contrat social, Rousseau montre que seule une aliénation réciproque à la volonté générale, où chacun se donne à tous, permet la naissance d’un État légitime. Ce dernier ne se fonde ni sur la domination ni sur le privilège, mais sur un engagement commun pour l’intérêt général. L’État n’est donc pas nécessaire à l’existence d’une société, mais il est nécessaire à sa légitimité.

Dans ces conceptions, l’État n’est pas seulement utile : il est pensé comme ce qui rend possible une coexistence pacifique et juste entre individus. Mais cette nécessité, posée en principe, peut être remise en question.

Des sociétés sans État : possibles et réelles

Certaines traditions anthropologiques et politiques montrent que des sociétés peuvent s’organiser en dehors d’un cadre étatique, sans pour autant sombrer dans le désordre.

Dans La société contre l’État, Pierre Clastres étudie des sociétés amérindiennes sans autorité politique centralisée. Il ne s’agit pas de sociétés sans règles, mais de sociétés qui résistent activement à l’émergence d’un pouvoir séparé. Par des rites, des coutumes et des institutions symboliques, elles empêchent qu’un chef devienne un souverain. Leur « sans-État » est un choix collectif, visant à éviter la domination. Elles connaissent des formes de contrainte, mais sans autorité extérieure à la communauté. Cela montre qu’il est possible en droit d’avoir une société organisée sans État au sens classique.

Du côté politique, l’anarchisme, notamment avec Bakounine, rejette l’État comme une institution oppressive. Contrairement à ce qu’on pense parfois, les anarchistes ne rejettent pas toute forme d’organisation. Bakounine prône une abolition radicale de l’État, mais il imagine des formes d’auto-organisation collective, basées sur des associations libres. Ces communautés locales pourraient se coordonner en fédérations, sans hiérarchie imposée. Toutefois, cette transformation n’est pas immédiate : elle suppose un changement social profond, une société fondée sur la solidarité, l’éducation et la responsabilité commune. On ne remplace pas l’État par une bonne volonté spontanée : il faut une reconstruction intégrale des institutions.

Ces exemples montrent que l’État n’est pas une condition logique de toute société. D’autres formes de régulation existent, même si elles posent des difficultés à grande échelle.

L’État comme nécessité de fait dans les sociétés modernes

Même si l’on peut penser des sociétés sans État, les sociétés complexes et modernes semblent en pratique en avoir besoin.

Max Weber définit l’État comme l’institution qui revendique le monopole de la violence légitime sur un territoire. Cette définition est descriptive : elle ne justifie pas l’État, mais en précise la fonction. Dans les sociétés vastes et différenciées, avec une pluralité d’intérêts et peu de liens directs entre individus, l’État assure une cohérence : il organise la justice, la sécurité, la redistribution. Il garantit aussi certains droits, y compris contre les logiques de domination privées.

Cela ne signifie pas que toute forme d’État est acceptable. Certains peuvent être autoritaires, inégalitaires, violents. Mais dans les sociétés modernes, marquées par l’urbanisation, la division du travail et l’hétérogénéité culturelle, une forme de pouvoir public semble difficile à éviter. L’État permet une coordination, une stabilité, un cadre juridique qui rend possible la vie collective à grande échelle.

Dès lors, même si l’État n’est pas nécessaire en principe, il apparaît nécessaire en fait, dans les conditions historiques, économiques et sociales qui sont les nôtres.

Conclusion

Il est possible de concevoir une société sans État, et certaines en ont même existé. Le pouvoir centralisé n’est pas la seule manière d’organiser la vie commune. Mais dans les sociétés modernes, l’État apparaît comme une nécessité pratique : il permet de réguler les conflits, de garantir les droits, d’assurer une certaine justice. La vraie question n’est donc pas de savoir s’il faut un État en soi, mais de déterminer quelles formes de pouvoir sont compatibles avec une société juste, libre et solidaire.