L’État peut-il user moralement de la violence ?

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Dans cette leçon, tu comprendras pourquoi l’État a le droit d’user de la force, mais aussi pourquoi cette violence doit toujours être encadrée, justifiée et limitée. Tu verras que même légitime, la contrainte n’est juste que si elle sert la liberté et la dignité de chacun. Mots-clés : violence légitime, État, justice, droit, contrainte, éthique politique

La violence est souvent jugée immorale, car elle porte atteinte à la liberté et à l’intégrité des individus. Pourtant, l’État moderne repose sur ce que Max Weber appelle le monopole de la violence légitime : il est la seule institution autorisée à recourir à la force pour faire respecter la loi, maintenir l’ordre ou défendre la collectivité. Mais cette légitimité politique suffit-elle à justifier moralement l’usage de la violence ? Peut-on dire qu’un État juste peut faire usage de la contrainte physique sans trahir les principes qu’il est censé incarner ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord comprendre en quoi la violence peut apparaître comme une condition du droit et de la paix, avant d’examiner les limites éthiques de son usage, puis d’évaluer les conditions précises qui pourraient en permettre une justification morale.

L’usage de la violence : une condition politique du droit

Dans toute société, le droit serait inefficace s’il ne s’accompagnait pas d’un pouvoir de contrainte. C’est cette capacité à faire respecter les règles qui fonde le rôle spécifique de l’État.

Max Weber définit l’État comme l’institution qui « revendique avec succès, dans les limites d’un territoire donné, le monopole de la violence physique légitime ». Cette définition est sociologique : elle décrit un fait, sans porter de jugement moral. Mais Weber souligne que ce monopole repose aussi sur une forme de reconnaissance par les citoyens, ce qui donne à la violence étatique une légitimation politique, sinon morale.

Dans la tradition contractualiste, cette fonction est justifiée. Chez Hobbes, dans Le Léviathan, les hommes fuient l’état de nature, où règne l’insécurité, en confiant à un pouvoir souverain le soin d’imposer la paix. La contrainte devient alors un moindre mal, nécessaire pour éviter un plus grand désordre.

Rousseau, dans Du contrat social, insiste davantage sur la légitimité de la loi. Celle-ci est juste si elle exprime la volonté générale, c’est-à-dire la volonté du peuple souverain. C’est dans ce cadre qu’il écrit : « On le forcera à être libre » (Contrat social, I, 7). Cette formule n’autorise pas une violence arbitraire : elle signifie que celui qui rejette une loi juste et commune peut y être contraint, parce qu’il en a accepté le principe en tant que citoyen. Mais cette coercition ne vaut que si les lois sont réellement justes et communes à tous.

Dans ces perspectives, la violence d’État est une condition de l’ordre juridique. Mais le fait qu’elle soit nécessaire ou légale ne suffit pas à la rendre juste.

Les tensions morales du recours à la violence

Même lorsqu’elle est encadrée par le droit, la violence soulève des questions morales. Peut-on faire usage de la force sans porter atteinte à la dignité de la personne ? Toutes les formes de sanction ou de contrainte sont-elles compatibles avec une éthique politique ?

Chez Kant, dans La Métaphysique des mœurs, l’État a le droit de punir celui qui a violé la loi. Cette punition repose sur l’idée de justice rétributive : rendre à chacun selon ses actes. Kant justifie même, dans certains cas, la peine de mort, notamment pour le meurtre. Il ne s’agit pas d’un moyen de dissuasion, mais d’un devoir de justice. Toutefois, cette position suscite une tension : comment concilier une peine aussi extrême avec le principe fondamental de la dignité humaine, qui interdit de traiter quelqu’un comme un simple moyen ? Pour Kant, la réponse tient dans l’idée de responsabilité morale : traiter une personne comme un sujet, c’est aussi la tenir pour responsable de ses actes. Mais cette justification ne fait pas l’unanimité et reste discutée.

Walter Benjamin, dans Critique de la violence, distingue la violence fondatrice du droit (celle qui établit un ordre nouveau) de la violence conservatrice (celle qui maintient l’ordre en place). Il souligne que toute forme de droit s’appuie sur une violence initiale, souvent oubliée. À la fin de son texte, Benjamin évoque la possibilité d’une « violence divine », qui suspendrait tout cadre juridique. Cette idée, difficile d’accès, ne relève pas d’une réflexion morale mais d’une critique plus radicale du droit lui-même, dans une perspective métaphysique.

Ces réflexions se prolongent dans des situations concrètes. Lors de manifestations, l’usage de la force peut être jugé disproportionné. Pendant les crises sanitaires, des mesures comme les confinements ou les restrictions de déplacement ont soulevé des débats sur l’équilibre entre sécurité collective et libertés individuelles. Ces exemples montrent que le droit ne garantit pas à lui seul la moralité des actes. La légalité peut entrer en conflit avec les exigences de justice.

Encadrer la violence : quelles conditions pour une légitimité morale ?

Pour que la violence exercée par l’État soit moralement admissible, elle doit répondre à trois critères essentiels : nécessité, proportion, finalité juste.

La nécessité signifie que la force ne peut être employée qu’en dernier recours, lorsqu’aucune autre solution n’est possible. La proportion implique que la violence utilisée doit être strictement limitée à ce qui est requis par la situation. Enfin, la finalité doit être claire : la violence n’est acceptable que si elle vise à protéger des droits fondamentaux, et non à défendre des intérêts de pouvoir ou à intimider.

Même Kant, dans sa rigueur morale, impose que toute action publique puisse être pensée comme valable universellement. L’État, même lorsqu’il sanctionne, doit continuer à respecter la personne comme fin, et non comme simple moyen d’exemple ou de sécurité.

Dans une démocratie, ces principes ne valent pas seulement en théorie. Ils doivent être garantis par des institutions de contrôle : justice indépendante, débats parlementaires, liberté de la presse. C’est aussi aux citoyens d’exercer une vigilance constante. L’usage de la violence ne peut être moral que s’il reste public, justifiable, et soumis à la critique.

Conclusion

L’État ne peut se passer d’un pouvoir de contrainte, car sans force publique, la loi serait impuissante. Mais cela ne signifie pas que la violence qu’il exerce est moralement neutre. Pour être juste, elle doit rester exceptionnelle, encadrée, proportionnée et au service de la justice. Le monopole de la violence légitime n’est pas un droit illimité : c’est une responsabilité, qui engage l’État à n’utiliser la force qu’à condition qu’elle reste au service des principes mêmes qu’il prétend défendre — la liberté, la sécurité, et la dignité de tous.