Introduction
Un auditoire suspendu aux mots d’un orateur n’est pas seulement attentif à des arguments rationnels : il est aussi bouleversé, ému, entraîné. L’histoire de l’éloquence montre que la force d’un discours ne réside pas uniquement dans la raison, mais aussi dans la capacité de la parole à éveiller la compassion, la colère, l’enthousiasme ou la peur. Cette dimension, appelée pathos (l’appel aux émotions), est analysée dès l’Antiquité et reste encore essentielle dans les grands discours, qu’ils soient philosophiques, religieux, politiques ou littéraires.
Le pathos dans la rhétorique antique
Platon (427-347 av. J.-C.), disciple de Socrate et fondateur de l’Académie, vécut dans une Athènes démocratique où les Sophistes enseignaient l’art de persuader. Dans le Gorgias, il critique une rhétorique qu’il juge trompeuse : elle flatte les passions sans chercher le vrai. Mais dans le Phèdre, il admet l’existence d’une rhétorique légitime, à condition qu’elle guide les âmes vers la vérité et le bien. L’émotion est donc tolérée, mais seulement si elle est dirigée par la raison.
Aristote (384-322 av. J.-C.), élève de Platon, fondateur du Lycée et précepteur d’Alexandre le Grand, consacre un traité entier à la Rhétorique. Il définit la rhétorique comme une technè – un art pratique, un savoir-faire appliqué à l’action – qui raisonne non sur des certitudes absolues, mais sur le vraisemblable. Aristote distingue trois ressorts : le logos (arguments logiques), le pathos (émotions) et l’ethos (crédibilité morale de l’orateur). Il illustre par des exemples précis : on suscite la colère en rappelant une injustice, la pitié en décrivant un malheur immérité.
Cicéron (106-43 av. J.-C.), avocat, consul et philosophe romain, est l’un des plus grands orateurs de l’Antiquité. Dans De Oratore, il explique que l’orateur doit instruire, plaire et émouvoir. Dans la première Catilinaire, il s’exclame devant le Sénat : « Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? » Cette indignation collective illustre l’usage maîtrisé du pathos, mais toujours au service de la République.
À retenir
Platon se méfie des émotions mais admet une rhétorique guidée par le vrai. Aristote fait du pathos un ressort essentiel, avec logos et ethos. Cicéron utilise l’émotion mais la subordonne à la mission civique.
Les orateurs classiques : émotions religieuses, politiques et littéraires
Bossuet (1627-1704), évêque de Meaux et prédicateur à la cour de Louis XIV, est célèbre pour ses oraisons funèbres. Dans celle d’Henriette d’Angleterre, il répète : « Madame se meurt ! Madame est morte ! » Cette formule brutale frappe l’auditoire et rappelle la fragilité humaine. L’émotion donne force à son message spirituel.
Corneille (1606-1684), dramaturge du Grand Siècle, écrit des tragédies qui exaltent l’héroïsme. Dans Le Cid, Rodrigue s’écrie : « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. » La parole dramatique provoque admiration et enthousiasme.
Racine (1639-1699), autre grand tragédien classique, s’inspire de la théorie aristotélicienne de la tragédie. Dans Phèdre, l’aveu de l’héroïne – « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue » – éveille la pitié et la terreur. Racine adapte ainsi l’idéal antique à la sensibilité classique.
Pascal (1623-1662), philosophe, mathématicien et moraliste, utilise la rhétorique dans ses Provinciales. Il y manie l’ironie et la satire pour dénoncer les jésuites, provoquant à la fois rires et indignation. L’émotion soutient ici un combat moral et religieux.
La Fontaine (1621-1695), poète et fabuliste, donne vie à des animaux pour instruire les hommes. Dans la fable du Corbeau et du Renard, le rire suscité par la vanité du corbeau rend la leçon morale – « Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute » – plus mémorable.
Mirabeau (1749-1791), député du Tiers État au début de la Révolution française, incarne l’éloquence politique. Face aux gardes du roi, il lance : « Nous sommes ici par la volonté du peuple, et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes ! » Ce cri indigné soulève l’Assemblée et transforme l’émotion en action collective.
À retenir
Bossuet émeut par la solennité religieuse de ses sermons. Corneille et Racine prouvent au théâtre la puissance dramatique de la parole. Pascal, La Fontaine et Mirabeau montrent que l’émotion peut instruire, dénoncer ou galvaniser politiquement.
Perspectives contemporaines : prolongements et actualité
Si le programme de Première s’arrête à l’Antiquité et à l’Âge classique, il est utile de montrer que ces mécanismes se prolongent. Martin Luther King (1929-1968), pasteur et militant des droits civiques, bouleverse son auditoire en 1963 avec son discours I Have a Dream, où l’émotion d’un rêve partagé donne force à l’appel à l’égalité. En France, André Malraux (1901-1976), écrivain et ministre, émeut lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon en 1964, en exaltant la mémoire de la Résistance. Plus récemment, Simone Veil (1927-2017), rescapée des camps et ministre de la Santé, bouleverse l’Assemblée nationale en 1974 par son plaidoyer pour la légalisation de l’avortement.
Ces exemples rappellent que le pathos structure encore la parole publique. Dans les médias et la publicité, les slogans frappent par leur simplicité émotionnelle : « Il n’y a pas de planète B » alarme sur l’urgence écologique, tandis que « Just do it » de Nike inspire enthousiasme et dépassement de soi. Ces formules montrent la puissance du pathos, mais aussi son ambivalence : il peut éclairer une cause ou manipuler les émotions.
À retenir
Les grands discours modernes (Martin Luther King, Malraux, Simone Veil) prouvent que le pathos reste décisif pour convaincre. La publicité et les slogans (« Il n’y a pas de planète B ») illustrent comment l’émotion agit encore, parfois pour éclairer, parfois pour séduire.
Conclusion
De Platon à l’Âge classique, la rhétorique a montré l’importance du pathos dans l’efficacité de la parole. Platon en souligne les dangers, Aristote en fait un ressort méthodique, Cicéron l’intègre à une mission civique. Bossuet, Corneille, Racine, Pascal, La Fontaine et Mirabeau prouvent ensuite, chacun à leur manière, que la parole peut émouvoir pour instruire, moraliser ou mobiliser.
Aujourd’hui, cette réflexion reste d’actualité. Les grands discours modernes et les slogans médiatiques rappellent combien l’émotion peut unir et convaincre. Mais elle peut aussi séduire et manipuler. Comme l’a montré Chaïm Perelman au XXe siècle, l’art de l’argumentation doit toujours être évalué par son rapport au vrai. L’histoire de l’éloquence nous invite donc à distinguer entre convaincre – transmettre une vérité – et persuader – séduire sans preuve. Et elle nous pose une question essentielle : comment former notre jugement critique pour reconnaître les paroles qui méritent notre confiance ?
