Introduction
En septembre 1928, dans son laboratoire de Londres, Alexander Fleming remarque qu’une moisissure, Penicillium notatum, empêche la croissance de colonies de staphylocoques. Il vient de découvrir la pénicilline, premier antibiotique de l’histoire.
Après 1945, sa production industrielle permet de traiter massivement des infections jusque-là souvent mortelles, révolutionnant la médecine moderne. Pourtant, moins d’un siècle plus tard, l’efficacité de ces médicaments est menacée par un phénomène préoccupant : la résistance bactérienne. Ce mécanisme, naturel ou acquis, s’accélère sous l’effet d’un usage excessif ou inadapté.
Comprendre comment agissent les antibiotiques, pourquoi des résistances apparaissent et comment les prévenir est aujourd’hui essentiel pour préserver la santé publique.
Principe de l’antibiothérapie et cibles cellulaires
L’antibiothérapie consiste à utiliser des antibiotiques pour traiter une infection bactérienne. Ces molécules ciblent des structures ou des fonctions vitales propres aux bactéries, absentes ou différentes chez l’être humain. Les bêta-lactamines inhibent les transpeptidases, enzymes qui assemblent le peptidoglycane de la paroi, ce qui fragilise la cellule et conduit à sa destruction.
Les macrolides se fixent sur la sous-unité 50S des ribosomes bactériens et bloquent la translocation du ribosome, empêchant ainsi la poursuite de la synthèse protéique. Les sulfamides perturbent la synthèse de l’acide folique, indispensable aux bactéries mais que l’homme n’a pas besoin de produire puisqu’il l’apporte par son alimentation.
Chaque antibiotique possède un spectre d’activité : certains sont à spectre étroit et ciblent un groupe précis, tandis que d’autres sont à spectre large et agissent sur une grande variété de bactéries, mais au risque d’altérer le microbiote. Un exemple concret illustre cette sélectivité : une angine bactérienne à streptocoques est efficacement soignée par l’amoxicilline, tandis qu’une grippe virale échappe totalement aux antibiotiques, faute de paroi, de ribosomes et de métabolisme.
À retenir
Les antibiotiques agissent en ciblant des fonctions essentielles aux bactéries (paroi, ribosomes, métabolisme), mais n’ont aucun effet sur les virus.
Résistances naturelle et acquise
La résistance naturelle (ou intrinsèque) correspond à l’insensibilité d’une espèce entière à un antibiotique. Mycoplasma pneumoniae, dépourvue de paroi, est ainsi insensible aux bêta-lactamines. La résistance acquise apparaît chez une souche auparavant sensible.
Elle peut résulter d’une mutation génétique qui modifie la cible de l’antibiotique ou induit la production d’une enzyme destructrice, mais aussi d’un transfert horizontal de gènes entre bactéries. Trois mécanismes assurent ce transfert : la conjugaison, où un plasmide circule via un pilus ; la transformation, lorsque de l’ADN libre est intégré ; et la transduction, où des bactériophages transportent des gènes de résistance d’une cellule à l’autre.
À retenir
La résistance peut être intrinsèque ou acquise, par mutations ou transferts horizontaux de gènes (conjugaison, transformation, transduction).
Les mécanismes moléculaires de résistance
Les bactéries disposent de plusieurs armes pour neutraliser les antibiotiques. Certaines produisent des β-lactamases, enzymes capables de détruire les bêta-lactamines. Certaines sont élargies, comme les ESBL (β-lactamases à spectre étendu), qui rendent inefficaces la plupart des pénicillines et céphalosporines. D’autres, plus redoutables encore, sont les carbapénémases, qui inactivent les carbapénèmes, antibiotiques critiques utilisés en dernier recours.
Leur apparition chez Klebsiella pneumoniae illustre la gravité du problème. Les bactéries expriment aussi des pompes d’efflux, protéines membranaires capables d’expulser activement les antibiotiques. Elles peuvent conférer une résistance croisée à plusieurs familles en rejetant diverses molécules. Certaines bactéries modifient leurs cibles internes, comme les ribosomes ou les protéines de la paroi, ce qui empêche la fixation des médicaments.
Enfin, les bactéries Gram négatives limitent l’entrée des antibiotiques en altérant leurs porines, petits canaux de la membrane externe, souvent en association avec d’autres mécanismes de résistance.
À retenir
Les résistances reposent sur des mécanismes variés : destruction des antibiotiques (β-lactamases, ESBL, carbapénémases), expulsion par pompes d’efflux, modification des cibles et diminution de la perméabilité membranaire par altération des porines.
Usage des antibiotiques, pression de sélection et multirésistances
Un antibiotique exerce une pression de sélection : il détruit les bactéries sensibles et laisse survivre les résistantes, qui se multiplient et deviennent dominantes.
Un usage excessif ou inapproprié — prescription lors d’infections virales, arrêt prématuré du traitement, automédication — accélère ce processus. Certaines souches accumulent ainsi plusieurs résistances et deviennent multirésistantes, rendant leur traitement extrêmement difficile. En France, on parle de BHRe (bactéries hautement résistantes émergentes) pour désigner un groupe prioritaire de pathogènes : les entérobactéries productrices de carbapénémases, Acinetobacter baumannii résistant aux carbapénèmes et Enterococcus faecium résistant à la vancomycine.
Ces bactéries sont surveillées de près car elles représentent une menace hospitalière majeure. Des exemples concrets incluent les infections urinaires à E. coli productrices d’ESBL et les infections nosocomiales à Staphylococcus aureus résistant à la méticilline (SARM).
À retenir
L’antibiotique exerce une pression de sélection. Les bactéries multirésistantes, comme les BHRe, compliquent fortement la prise en charge médicale.
Enjeux de santé publique et prévention
La résistance aux antibiotiques constitue un enjeu mondial. Des infections banales pourraient redevenir mortelles, et la chirurgie ou la chimiothérapie deviendraient risquées sans antibiotiques efficaces pour prévenir les infections opportunistes.
La prévention repose sur plusieurs leviers. D’abord, l’usage raisonné des antibiotiques : prescriptions limitées aux infections bactériennes avérées, respect des posologies et de la durée des traitements. Ensuite, les mesures d’hygiène quotidiennes comme le lavage des mains et, en milieu hospitalier, le dépistage, l’isolement et les précautions contact. La vaccination est un outil complémentaire.
Elle protège contre certaines infections bactériennes (diphtérie, coqueluche, pneumocoque) ou virales (grippe, rougeole, poliomyélite). Elle contribue à l’immunité de groupe, réduisant la circulation des agents pathogènes et, par conséquent, la nécessité de recourir aux antibiotiques. Moins de prescriptions signifie aussi moins de pression de sélection sur les bactéries. L’exemple du vaccin antipneumococcique est parlant : il a réduit les cas d’otites et de pneumonies, limitant le recours aux antibiotiques. Enfin, la surveillance épidémiologique est essentielle.
En France, le réseau ONERBA suit l’évolution des résistances. À l’échelle européenne, l’ECDC, et mondiale, l’OMS, coordonnent le suivi et diffusent des rapports. Des campagnes nationales, comme « Antibiotiques : utilisons-les mieux » (Santé publique France), sensibilisent directement la population et les soignants à cet enjeu.
À retenir
La lutte contre l’antibiorésistance passe par un usage raisonné, le respect des prescriptions, la vaccination, les mesures hospitalières et la surveillance épidémiologique. Les campagnes nationales renforcent cette éducation à la santé.
Conclusion
La découverte de la pénicilline a inauguré une ère nouvelle en médecine, mais la montée des résistances menace cet acquis. Les BHRe, comme les entérobactéries productrices de carbapénémases, Acinetobacter baumannii résistants aux carbapénèmes ou Enterococcus faecium résistants à la vancomycine, représentent aujourd’hui un danger prioritaire. Préserver l’efficacité des antibiotiques implique une responsabilité collective : prescriptions adaptées, observance stricte, hygiène, vaccination et surveillance. Dans un monde globalisé où les bactéries circulent vite, cette lutte est devenue un enjeu sanitaire, social et politique de tout premier plan.
