Le progrès technologique est généralement perçu comme un moteur de libération humaine. Il permet de soulager les corps, d’améliorer les conditions de vie, d’augmenter les connaissances et d’interconnecter les individus. Pourtant, ces mêmes progrès peuvent aussi être à l’origine de menaces inédites : destruction écologique, surveillance généralisée, manipulation du vivant. Cette ambivalence oblige à poser la question suivante : une avancée technologique, souvent perçue comme bénéfique, peut-elle néanmoins devenir un danger pour l’humanité ?
Nous verrons d’abord en quoi les technologies visent à améliorer la condition humaine. Puis nous analyserons les risques qu’elles engendrent lorsqu’elles échappent à toute régulation. Enfin, nous interrogerons les possibilités d’une évaluation morale de la technique.
La technique comme moteur du progrès humain
Depuis l’Antiquité, l’être humain se définit comme un être technique, capable de transformer son environnement. Aristote, dans La Physique, distingue la nature (physis), qui agit selon une finalité interne, de la technique (technè), qui consiste à orienter des moyens vers une fin. La technique est donc liée à l’intelligence et à l’action.
Avec la modernité, ce pouvoir prend une ampleur inédite. Dans la sixième partie du Discours de la méthode, Descartes formule l’ambition de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » : la science expérimentale et la maîtrise technique deviennent les vecteurs d’un progrès illimité. Il s’agit de soulager la souffrance, de vaincre la maladie, d’accroître la sécurité. Dans cette logique, toute avancée technologique apparaît comme une amélioration objective de la condition humaine.
De fait, les innovations ont permis d’immenses progrès : l’électricité, la vaccination, les moyens de communication, la robotisation du travail. Ces transformations ont contribué à élever l’espérance de vie, faciliter l’éducation, améliorer la production et la diffusion du savoir. On pourrait donc penser que toute avancée technique est bénéfique par essence.
Quand la technique met en péril ce qu’elle devait servir
Cependant, les progrès techniques ne garantissent pas nécessairement un progrès humain. La même technologie qui soigne peut aussi tuer, asservir ou exclure. L’énergie nucléaire permet de produire de l’électricité mais a servi à fabriquer des armes de destruction massive. Les outils numériques facilitent les échanges mais permettent aussi une surveillance constante et la diffusion incontrôlée de fausses informations.
Dans La condition de l’homme moderne, Hannah Arendt distingue le travail, l’œuvre et l’action. Elle montre que dans le monde moderne, la logique de la fabrication, orientée vers l’efficacité, tend à marginaliser l’agir politique, c’est-à-dire la délibération libre entre individus. Il ne s’agit pas d’un remplacement mécanique de l’action par la technique, mais d’un déplacement progressif : la valeur de l’efficacité tend à l’emporter sur celle du sens ou de la justice.
La technologie, loin d’être neutre, reflète des choix de société : elle peut renforcer des systèmes de domination, générer des inégalités d’accès, ou aggraver les déséquilibres écologiques. L’idée même de société « avancée » — c’est-à-dire équipée des techniques les plus efficaces — peut masquer des reculs moraux ou politiques.
Face à ces constats, une question se pose : la technique est-elle simplement un outil, dont la valeur dépend des intentions humaines ? Ou bien possède-t-elle une logique propre, qui échappe parfois à tout contrôle ? Cette interrogation ouvre la voie à une réflexion plus exigeante : peut-on véritablement évaluer les techniques comme on le ferait d’une action morale ?
Évaluer moralement les avancées technologiques
Il ne s’agit pas seulement de dire que la technique est un simple instrument neutre. Certaines innovations engagent des transformations irréversibles, dont les conséquences dépassent parfois leurs concepteurs. Dès lors, il devient nécessaire de penser une éthique de la technique.
Le stoïcisme antique nous rappelle que la valeur d’un progrès se mesure à sa contribution au bien de l’âme. Dans le Manuel (§5), Épictète écrit : « Ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui troublent les hommes, mais les jugements qu'ils portent sur ces choses ». Le progrès ne réside pas tant dans l’accumulation de moyens que dans la capacité à bien juger, à se gouverner soi-même, à agir selon la raison.
Sur un autre plan, Hans Jonas, dans Le Principe responsabilité, pose les bases d’une éthique nouvelle adaptée aux enjeux techniques contemporains. Face aux risques écologiques et aux biotechnologies, il affirme que la puissance acquise par l’homme oblige à penser les effets à long terme de ses actions. La responsabilité devient un impératif éthique : ce que nous sommes capables de faire, nous devons aussi en mesurer les conséquences pour les générations futures.
Enfin, des penseurs comme Simone Weil rappellent que le progrès humain n’est pas seulement affaire de puissance, mais de vérité intérieure, d’attention et de justice. Dans La pesanteur et la grâce, recueil posthume de fragments, elle insiste sur la nécessité de désapprendre la volonté de domination pour accéder à une forme de grandeur non violente. Ce progrès spirituel, étranger à toute logique de performance, engage une autre idée de l’humanité.
Conclusion
Il ne suffit pas qu’une innovation soit nouvelle pour qu’elle soit bonne. Le progrès technologique, s’il est aveugle à ses finalités, peut se retourner contre l’humanité qu’il prétend servir. Il est donc indispensable de soumettre les techniques à un examen moral et politique, et de ne pas confondre leur efficacité avec leur légitimité.
Une avancée n’est un progrès que si elle contribue à une humanité plus juste, plus libre, plus lucide. Ce n’est qu’à cette condition que la technique pourra demeurer un outil au service de l’homme, et non un pouvoir qui s’exerce sur lui.