L’idée moderne de progrès est souvent identifiée à l’accumulation des découvertes scientifiques et des innovations techniques. Améliorer notre condition, ce serait disposer de machines plus puissantes, de soins plus efficaces, de moyens de communication plus rapides. Mais une telle conception n’est-elle pas réductrice ? Peut-on penser une amélioration de la condition humaine qui ne passe pas par la technique ?
Nous verrons d’abord que l’époque moderne a étroitement lié progrès et technique. Nous analyserons ensuite les limites d’une telle identification, avant d’envisager d’autres formes de progrès, non techniques, qui relèvent de l’éthique, de la culture ou de la sagesse.
La modernité identifie le progrès au développement technique
Depuis le XVIIᵉ siècle, la science expérimentale s’est imposée comme le moteur de la transformation du monde. Dans la sixième partie du Discours de la méthode, Descartes affirme que la science pourrait nous permettre de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Cette ambition inaugure une conception du progrès comme extension indéfinie de la puissance humaine.
Les révolutions industrielles prolongent ce modèle : la technique devient le signe d’une société « avancée ». De la machine à vapeur aux ordinateurs, de l’électricité à la biotechnologie, chaque innovation promet une amélioration des conditions de vie. Le progrès se présente alors comme linéaire, quantifiable et cumulatif : on vit plus longtemps, on produit plus vite, on se déplace plus loin.
Mais cette vision est marquée par une présupposition : que plus de puissance équivaut à plus de bien-être. Le progrès est ainsi conçu avant tout comme technique, matériel et universel, supposé profiter à tous.
Les limites du progrès purement technique
Or, cette équivalence est loin d’être évidente. L’histoire moderne montre que les avancées techniques peuvent coexister avec des reculs moraux, politiques ou sociaux. Les guerres industrielles du XXᵉ siècle, les armes nucléaires, les technologies de surveillance de masse ou la destruction écologique posent la question : le progrès matériel garantit-il un progrès humain ?
Hannah Arendt, dans La condition de l’homme moderne, distingue le travail (lié à la survie), l’œuvre (liée à la fabrication) et l’action (qui concerne la liberté et la politique). Elle souligne que la domination du faire technique peut marginaliser l’agir politique, en réduisant les enjeux humains à des problèmes d’efficacité ou de contrôle.
Par ailleurs, le progrès technique n’est pas également réparti. Il produit des inégalités d’accès, des effets écologiques destructeurs et des formes nouvelles de dépendance. Il n’améliore pas nécessairement la qualité des relations humaines, ni la capacité à donner du sens à sa vie. En ce sens, il ne couvre pas l’ensemble des dimensions du progrès humain.
Vers un progrès non technique : moral, politique, spirituel
Peut-on alors concevoir un progrès qui ne repose pas sur la technique ? De nombreuses traditions philosophiques l’affirment. Pour les Stoïciens, progresser ne signifie pas disposer de plus de biens, mais atteindre la paix de l’âme. Épictète, dans le Manuel (§5), écrit : « Ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui troublent les hommes, mais les jugements qu'ils portent sur ces choses ». Il ne s’agit donc pas de transformer le monde, mais de transformer sa manière de l’habiter.
Montaigne, dans les Essais, défend une autre forme d’amélioration de soi : celle qui passe par la connaissance de soi, le dialogue, la lucidité, la capacité à vivre selon sa mesure. Il n’y a là aucun progrès technique, mais une lente conquête de la liberté intérieure.
Sur le plan collectif, des avancées sociales majeures — abolition de l’esclavage, droits civiques, égalité entre les sexes — ne sont pas issues d’innovations techniques, mais de luttes morales et politiques. Elles témoignent d’un progrès fondé sur des principes de justice et de dignité.
On peut aussi évoquer Simone Weil, dans La pesanteur et la grâce. Elle y décrit un progrès spirituel qui suppose une rupture radicale avec l’idéal moderne de puissance. Pour elle, la grandeur de l’homme réside dans l’attention, l’humilité, l’ouverture à la vérité — non dans la domination du monde.
Enfin, l’éducation, l’art ou la culture peuvent être considérés comme des formes de progrès. Elles élèvent l’esprit, affinent le jugement, renforcent l’autonomie. Elles ne transforment pas les objets, mais les sujets.
Conclusion
Le progrès technique a apporté des transformations décisives, mais il ne suffit pas à définir ce que signifie mieux vivre. Il ne peut remplacer le progrès moral, politique, spirituel, qui suppose d’autres critères que l’efficacité, la vitesse ou la puissance.
Il est donc non seulement possible, mais nécessaire de penser un progrès sans progrès technique : un progrès fondé sur la justice, la liberté, la paix, la sagesse. C’est en redéfinissant ce que nous appelons « progrès » que nous pourrons éviter de confondre croissance et humanisation, et faire de la technique un moyen parmi d’autres, au service d’un idéal plus vaste.