Il est fréquent aujourd’hui d’associer science et technique, comme si toute invention technique devait nécessairement dériver d’une découverte scientifique. Les technologies de pointe — en médecine, en communication, en intelligence artificielle — reposent sur des principes théoriques complexes. Mais cette apparente dépendance soulève une question : la science est-elle toujours à l’origine de la technique, ou bien celle-ci peut-elle exister indépendamment d’un savoir scientifique formalisé ?
Pour répondre, nous verrons d’abord comment la science a permis certaines avancées techniques modernes, avant de rappeler que de nombreuses techniques sont apparues indépendamment de la science. Enfin, nous questionnerons les enjeux contemporains de leur convergence, en interrogeant ses effets sur notre rapport au monde.
Une partie des techniques modernes repose sur la science
Depuis le XVIIᵉ siècle, la science moderne développe une méthode fondée sur l’expérimentation et la modélisation mathématique. Galilée montre que l’observation rigoureuse, combinée à des hypothèses mathématiques, permet de dégager des lois générales sur la chute des corps ou les mouvements célestes. Cette méthode rend possible une maîtrise rationnelle de certains phénomènes naturels.
Dans la sixième partie du Discours de la méthode (1637), Descartes affirme que les sciences devraient nous permettre de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Cette ambition n’est pas techniciste au sens contemporain : il s’agit pour lui de rendre la vie humaine meilleure, notamment en soulageant les maladies par le progrès de la médecine. Il fonde ainsi un lien entre savoir théorique et amélioration pratique de la condition humaine.
Aujourd’hui, de nombreuses inventions techniques sont directement issues de recherches scientifiques : la physique quantique a permis l’électronique, les découvertes en biologie moléculaire ont rendu possibles les biotechnologies, et la conquête spatiale repose sur des calculs astrophysiques très précis. On peut donc affirmer qu’une partie des techniques contemporaines dépend de principes scientifiques rigoureusement établis.
Cependant, ce lien n’est ni systématique, ni universel. Il n’épuise pas la diversité des techniques humaines.
La technique a longtemps précédé la science
Historiquement, la majorité des techniques sont nées bien avant la science moderne. Des civilisations ont su bâtir des ponts, naviguer en mer, cultiver la terre ou pratiquer la chirurgie sans comprendre les lois de la physique, de la chimie ou de la biologie. Ces techniques relevaient d’un savoir-faire empirique, transmis par l’expérience, l’observation, et l’amélioration progressive.
Par exemple, les techniques de fermentation, de métallurgie antique ou d’irrigation ont été élaborées bien avant toute connaissance scientifique formalisée. De même, les bâtisseurs de cathédrales savaient équilibrer les forces, sans maîtriser le langage de la mécanique statique. Ces exemples montrent que la technique peut produire des effets efficaces sans reposer sur des lois démontrées.
Le philosophe Gilbert Simondon, dans Du mode d’existence des objets techniques, insiste sur cette autonomie partielle de la technique. Il explique que dans de nombreux cas, la fabrication précède la conceptualisation : ce n’est pas la science qui rend possible la machine, mais parfois la machine qui suscite des interrogations scientifiques. C’est par exemple le cas de la machine à vapeur : si la version perfectionnée de James Watt à la fin du XVIIIᵉ siècle a bénéficié de certaines notions issues de la mécanique classique (formalisée par Newton), les lois de la thermodynamique n’étaient pas encore établies. C’est l’usage et le perfectionnement des machines qui ont ensuite contribué à formaliser les concepts de chaleur, d’énergie, et de rendement.
Cela montre que le rapport entre science et technique n’est pas unidirectionnel. La technique peut précéder, accompagner, voire inspirer la recherche scientifique. Elles peuvent aussi évoluer selon des logiques distinctes : efficacité pour l’une, vérité pour l’autre.
Une alliance puissante, mais problématique
Dans le monde contemporain, la science et la technique sont de plus en plus interdépendantes, au point que certains parlent de technoscience : une production de connaissances inséparable de ses applications pratiques. Cette puissance soulève des questions éthiques et politiques majeures.
Hans Jonas, dans Le Principe responsabilité (1979), avertit que le développement technique donne à l’homme une puissance d’action sans précédent, notamment sur le vivant et l’environnement. Il appelle à une responsabilité éthique à l’égard des générations futures, car nos actions techniques peuvent désormais produire des effets irréversibles. Il ne s’agit pas seulement de prudence, mais d’une exigence morale nouvelle, à la hauteur de notre pouvoir.
Martin Heidegger, dans La question de la technique, analyse la technique moderne comme un mode de dévoilement du réel, qu’il nomme Gestell. Ce n’est pas seulement un ensemble d’outils, mais une manière de considérer tout être comme une ressource exploitable. Cette conception efface d’autres rapports possibles au monde, comme la contemplation, l’écoute ou la délibération. Il ne décrit pas une substitution mécanique, mais un déplacement profond : le politique, l’éthique, l’esthétique se trouvent marginalisés au profit de l’efficacité et de la production.
Cette critique invite à ne pas confondre savoir scientifique et maîtrise du sens, ni progrès technique et progrès humain. Le couplage entre science et technique doit donc être réfléchi, interrogé, encadré, afin d’éviter que la puissance n’éclipse la finalité.
Conclusion
La science n’est pas à l’origine de toutes les techniques. De nombreuses inventions sont nées sans elle, et continuent parfois de s’en affranchir. Mais la science moderne a rendu possible une nouvelle forme de technique, fondée sur des lois démontrées et des modélisations complexes, qui démultiplient la puissance d’action humaine. Cette alliance, féconde, nécessite une vigilance constante, car elle engage des enjeux éthiques, politiques et écologiques décisifs. Maîtriser la technique ne suffit pas : encore faut-il savoir vers quoi orienter cette maîtrise.