Y a-t-il une raison qui ne serait pas humaine ?

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Dans cette leçon, tu découvriras comment la raison a d’abord été pensée comme une faculté exclusivement humaine, avant que des conceptions philosophiques et scientifiques ne reconnaissent des formes de rationalité non humaines — divines, naturelles ou artificielles. Tu verras que penser la raison, c’est aussi interroger ses limites. Mots-clés : raison, rationalité, intelligence artificielle, Platon, Descartes, logos

La raison désigne la faculté de penser, de juger, de relier des idées selon des principes logiques pour atteindre la vérité. Elle est traditionnellement considérée comme ce qui distingue l’homme des autres vivants. Elle permet de construire des savoirs, d’élaborer des lois morales, de justifier des décisions. Mais cette définition est-elle exclusivement humaine ? Peut-on concevoir une forme de rationalité indépendante de la conscience humaine, qu’elle soit cosmique, divine, naturelle ou artificielle ?

Autrement dit, la rationalité est-elle inséparable de notre condition d’homme, ou peut-elle exister en dehors de nous, voire sans nous ? Pour répondre, il faut d’abord comprendre pourquoi la raison a été pensée comme une faculté proprement humaine, puis examiner les conceptions qui en font un principe supérieur ou immanent à la réalité, avant d’interroger les enjeux actuels autour de formes possibles de rationalité non humaines.picture-in-text

La raison comme faculté propre à l’homme

Dans la philosophie classique, la raison est ce qui définit l’homme dans son essence. Chez Aristote (La Politique), l’homme est un zôon logon echon, c’est-à-dire un être vivant doué de logos : non seulement de parole, mais de pensée articulée et de jugement rationnel. À la différence des autres vivants, l’homme est capable de juger du juste et de l’injuste, du vrai et du faux, en formulant des lois générales.

Cette idée est reprise par Descartes, qui, dans le Discours de la méthode (partie V), développe la théorie des animaux-machines : les animaux n’ont ni langage ni raison, ils agissent par instinct ou réflexes. L’homme seul possède la capacité de former des idées claires et distinctes, et donc de connaître la vérité par raisonnement. La raison est liée à l’âme, à la conscience, et à la liberté : elle suppose un sujet pensant, capable de réfléchir sur ses propres jugements.

Dans cette perspective, la raison est humaine à la fois par sa structure (elle repose sur une conscience réflexive) et par sa genèse (elle se développe dans le langage, la culture, l’éducation). Penser une raison non humaine reviendrait à dissocier la pensée rationnelle de la subjectivité consciente, ce qui semble, à ce stade, contradictoire.

Une raison supérieure ou immanente à l’homme

Pourtant, plusieurs courants philosophiques ont affirmé que la raison ne se réduit pas à la pensée humaine, mais qu’elle excède l’homme en étant soit transcendante, soit immanente au monde.

Chez Platon, dans La République (livres VI-VII), la raison permet d’accéder au monde des Idées, réalités éternelles et intelligibles, indépendantes de l’opinion sensible. L’allégorie de la caverne illustre cette ascension vers la vérité, rendue possible par l’exercice de la dialectique. Dans Le Ménon, la connaissance est pensée comme réminiscence : l’âme se souvient de ce qu’elle a contemplé avant de naître. La vérité rationnelle préexiste à l’homme, et la raison humaine ne fait que s’y accorder. C’est une raison transcendante, à laquelle nous participons sans en être les auteurs.

De même, chez Thomas d’Aquin, dans la Somme théologique, la raison humaine est une participation à la raison divine. Dieu a inscrit dans la création une loi éternelle, intelligible, dont l’homme peut percevoir une part à travers sa propre raison. Il ne s’agit pas d’une invention humaine, mais d’une découverte d’un ordre rationnel voulu par Dieu. La rationalité ici n’est pas humaine par origine, mais divine par essence, et accessible à l’homme dans la mesure où il est un être raisonnable.

À l’inverse, pour les stoïciens, la raison est immanente à la nature. Le monde est traversé par un logos cosmique, une rationalité interne qui ordonne les événements. L’homme raisonnable est celui qui vit en accord avec la nature, c’est-à-dire en acceptant cet ordre et en y ajustant ses désirs. La rationalité n’est donc pas séparée du monde : elle structure la totalité du réel, indépendamment de notre conscience. Il s’agit là d’une raison non humaine, mais accessible à l’homme s’il accepte de ne pas en être le centre.

Des formes non humaines de rationalité aujourd’hui ?

La question prend une nouvelle forme dans le monde contemporain, notamment avec l’intelligence artificielle. Certains systèmes algorithmiques accomplissent des tâches complexes : traduire des textes, anticiper des comportements, diagnostiquer des maladies, piloter des machines. Ces dispositifs, souvent fondés sur l’apprentissage automatique, réalisent des opérations qui simulent des raisonnements, mais sans conscience ni intention.

Il s’agit donc de traitements de l’information qui obéissent à une logique, mais sans subjectivité ni visée explicite de vérité. Ils ne pensent pas : ils calculent, classent, corrèlent. On parle alors parfois de rationalité fonctionnelle ou opératoire, par analogie. Ce ne sont pas des sujets raisonnants, mais des systèmes techniques qui prolongent certaines fonctions de la raison humaine sans en reproduire l’essence.

Par ailleurs, certaines disciplines, comme l’éthologie ou l’écologie, invitent à reconnaître des formes d’intelligence dans le vivant non humain. Certaines sociétés animales, comme les fourmis ou les dauphins, manifestent des comportements organisés, adaptatifs, parfois coopératifs. Il ne s’agit pas, au sens strict, de rationalité conceptuelle ou réflexive — ces espèces ne forment pas de jugements ni de lois universelles —, mais de formes d’adaptation structurée, qui posent la question des limites de notre définition de la raison.

Enfin, dans les systèmes naturels eux-mêmes — comme les écosystèmes — on observe des équilibres dynamiques, des régulations complexes, qui permettent aux ensembles biologiques de se maintenir ou d’évoluer. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une pensée, certains y voient des logiques d’organisation non humaines, qui interrogent notre tendance à réserver la rationalité à la conscience réflexive.

Conclusion

La raison a longtemps été conçue comme le propre de l’homme, condition de sa liberté, de sa capacité à connaître, à juger, à agir moralement. Mais cette conception, centrale dans la tradition philosophique, a été remise en question par des pensées qui voient dans la raison un ordre supérieur ou immanent, auquel l’homme participe sans en être la source.

Les développements contemporains — techniques, éthologiques, systémiques — obligent à repenser les frontières de la rationalité. Il ne s’agit pas de nier la spécificité de la raison humaine, mais de reconnaître que d’autres formes d’intelligibilité du réel — sans conscience, sans langage, sans volonté — peuvent exister.

Dès lors, la question n’est plus seulement de savoir s’il existe une raison non humaine, mais jusqu’où nous sommes prêts à reconnaître des logiques étrangères à notre manière de penser, sans pour autant confondre rationalité, adaptation ou complexité. Cette interrogation nous invite à réfléchir à ce que signifie vraiment raisonner, et à ne pas enfermer cette notion dans notre seule mesure humaine.