La raison peut-elle tout expliquer ?

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Dans cette leçon, tu apprendras que la raison permet, en principe, d’expliquer tout phénomène, mais que nos capacités humaines restent limitées face à la complexité du réel. Tu verras qu’admettre cette limite, c’est encore faire preuve de lucidité rationnelle. Mots-clés : raison, rationalité, explication, complexité, Edgar Morin

La raison est la faculté humaine de comprendre, d’analyser et d’expliquer le réel par des relations logiques et causales. Elle est au fondement de la science, du droit, de la philosophie, et elle a permis à l’humanité de développer des savoirs immenses sur la nature, l’histoire ou la société. Dès lors, une question se pose : la raison peut-elle, en principe, tout expliquer ? Ou bien existe-t-il des aspects de la réalité qui échappent à toute forme de compréhension rationnelle ?

Nous verrons que la raison, dans sa structure même, tend vers l’universalité explicative. Mais cette ambition rencontre une limite essentielle : celle de l’esprit humain lui-même, confronté à une réalité trop complexe pour être entièrement déchiffrée. Il ne s’agit donc pas de nier la puissance de la raison, mais de reconnaître qu’elle dépasse parfois nos capacités concrètes de compréhension.

La raison, principe d’intelligibilité universelle

Depuis l’Antiquité, la philosophie a conçu la raison comme ce qui permet de rendre le monde intelligible. Pour Aristote, comprendre quelque chose, c’est en connaître les causes. Rien n’advient sans raison, et toute chose peut, en droit, être expliquée par une suite de causes. Cette conception est reprise par Descartes, pour qui l’univers est un immense mécanisme dont chaque partie peut être analysée et comprise si l’on suit une méthode rigoureuse.

La science moderne repose sur ce même postulat : l’univers obéit à des lois, et il n’y a pas d’événement sans cause. Même lorsque certaines causes échappent à l’observation, on suppose qu’elles existent. Ce principe est formulé avec rigueur par Leibniz sous le nom de principe de raison suffisante : rien n’est sans raison, même si cette raison nous demeure inconnue. Ainsi, la raison peut tout expliquer en droit, car tout ce qui est a une cause, et toute cause est accessible à une analyse rationnelle.

Prenons un exemple simple : si une tasse tombe et se brise, on peut expliquer ce phénomène par les lois de la gravitation, la matière du sol, la vitesse de la chute, etc. Mais ce raisonnement peut s’étendre à des événements beaucoup plus complexes : une crise économique, une guerre, une émotion. Rien n’arrive par hasard absolu : il y a toujours des causes, même si elles sont multiples, imbriquées ou lointaines.

Une réalité trop complexe pour une raison humaine limitée

Cependant, si la raison peut, en principe, tout expliquer, elle ne peut pas tout comprendre en pratique. Le monde réel est traversé de relations multiples, enchevêtrées, évolutives, que notre esprit peine à embrasser dans leur totalité. C’est ici qu’intervient la notion de complexité, développée notamment par Edgar Morin.

La complexité désigne un enchevêtrement de causes, d’effets, de rétroactions, qui rend l’explication linéaire insuffisante. Par exemple, pourquoi une personne agit-elle d’une certaine façon à un moment donné ? Il faut prendre en compte sa biographie, son environnement, ses émotions, ses relations sociales, son état physique… et chacun de ces éléments est lui-même dépendant d’autres facteurs. L’explication devient un réseau, non une ligne.

De même, un phénomène comme le climat ne peut pas se comprendre simplement : il dépend d’une infinité de variables interconnectées — océans, forêts, activités humaines, phénomènes atmosphériques. On peut modéliser certaines parties du système, mais jamais tout à la fois. Il ne s’agit pas d’un échec de la raison en tant que telle, mais d’une limite cognitive : nos facultés intellectuelles ne permettent pas de tout embrasser simultanément, et nous devons simplifier.

Dans cette perspective, ce n’est pas la raison qui échoue, mais notre capacité à la mettre en œuvre jusqu’au bout. La complexité du réel nous oblige à accepter une forme d’ignorance raisonnable : ne pas tout comprendre ne signifie pas que les choses sont absurdes ou irrationnelles, mais seulement qu’elles sont trop vastes ou trop denses pour la compréhension humaine actuelle.

Accepter de ne pas tout comprendre : une attitude rationnelle

Il est donc possible de reconnaître les limites de notre intelligence sans renoncer à la rationalité. Cette idée n’est pas nouvelle : déjà Kant, dans la Critique de la raison pure, distinguait ce que nous pouvons connaître — le monde tel qu’il nous apparaît — de ce qui nous dépasse — le réel en soi. Pour lui, la raison est puissante, mais elle ne doit pas outrepasser ses droits.

Reconnaître les limites de la compréhension humaine n’est donc pas céder à l’irrationnel, mais faire preuve d’humilité rationnelle. Lorsqu’un médecin ne parvient pas à expliquer un symptôme, il ne conclut pas à l’absurde, mais à la nécessité de chercher plus loin, ou d’accepter un certain flou. De même, en histoire, il est parfois impossible de déterminer avec certitude les causes profondes d’un événement, non parce qu’elles n’existent pas, mais parce qu’elles sont trop nombreuses, trop entremêlées.

Cela vaut aussi pour notre vie quotidienne : nous ne comprenons pas toujours nos réactions, ni celles des autres. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de causes — simplement que celles-ci sont en grande partie inconscientes, affectives ou contextuelles, et que notre raison ne peut les démêler totalement.

Conclusion

La raison peut en droit tout expliquer : tout phénomène a une cause ou un ensemble de causes, et il n’y a pas de fait radicalement irrationnel. Mais cela ne signifie pas que nous pouvons tout comprendre. La complexité du réel dépasse souvent nos capacités d’analyse, non parce que la réalité est absurde, mais parce qu’elle est trop riche pour nos facultés limitées de traitement et de représentation.

Reconnaître cela, ce n’est pas renoncer à la raison : c’est en faire un usage lucide et mesuré. La rationalité ne consiste pas à tout contrôler ou tout savoir, mais à organiser ce que nous pouvons comprendre, tout en acceptant que certains éléments, bien que rationnels, nous resteront inaccessibles. Cette posture n’affaiblit pas la raison : elle en approfondit l’exigence.