La notion de travail est fréquemment associée à la rémunération. Dans les sociétés contemporaines, la norme salariale semble aller de soi : un individu travaille, donc il est payé. Pourtant, cette équation n’a rien d’évident. On parle aussi de « travail bénévole », de « travail domestique », ou encore de « vocation » : autant d’activités exigeantes, parfois essentielles, mais qui ne sont pas rémunérées. Peut-on dès lors admettre l’existence d’un travail sans contrepartie monétaire, sans pour autant nier sa valeur ? Est-ce la rémunération qui fait le travail, ou bien l’effort, la transformation, ou l’utilité sociale ?
Nous verrons d’abord que, historiquement, le travail s’inscrit dans le développement du capitalisme industriel, qui lie fortement activité et salaire. Nous montrerons ensuite qu’il existe des formes de travail non rémunérées mais néanmoins essentielles, ce qui oblige à en repenser les critères. Enfin, nous interrogerons les enjeux de reconnaissance et de justice que soulève cette dissociation entre travail et revenu.
Le travail comme activité productive rémunérée
Dans les sociétés modernes, le travail désigne prioritairement une activité productive, inscrite dans un système économique, dont la rémunération constitue la reconnaissance principale. Cette conception s’enracine dans l’histoire du capitalisme industriel, qui structure les relations de travail autour du contrat et du salaire. Pour Karl Marx, le travail salarié est une forme d’aliénation : l’ouvrier vend sa force de travail, mais ne possède pas ce qu’il produit. Le salaire, en ce sens, masque une dépossession.
Chez Adam Smith, le travail productif est la source principale de la richesse des nations. Le travail est alors défini par son utilité économique, mesurable et échangeable. Dans cette perspective, une activité sans rémunération ne relève pas du travail au sens strict : elle n’est pas comptabilisée, ni valorisée dans le calcul économique.
Le droit du travail, la sécurité sociale et la retraite sont ainsi liés à la notion d’emploi salarié. Cette structuration renforce l’idée que le travail se définit par sa rémunération.
Le travail sans rémunération : une réalité invisible mais essentielle
Pourtant, de nombreuses activités mobilisent temps, énergie, compétences et engagement sans être rémunérées. Le travail domestique, souvent assumé par les femmes, permet la reproduction quotidienne de la vie (entretien, soins, éducation), mais demeure économiquement invisible.
De même, le travail bénévole, dans des associations ou collectifs, participe activement au tissu social. Il transforme le monde sans viser un profit personnel. Certains artistes ou chercheurs poursuivent un travail exigeant avant toute reconnaissance ou rémunération.
Ces formes d’activités engagent un effort, produisent de la valeur, et transforment les individus. Elles relèvent du travail, au sens d’une mise en œuvre de soi dans une activité transformatrice. Pour Hannah Arendt, dans La condition de l’homme moderne, il faut distinguer le labeur (répétitif et biologique), de l’œuvre (durable), et de l’action (politique, relationnelle). Le travail peut alors être pensé comme une activité porteuse de sens au-delà de sa valeur économique.
Comme le suggère Simone Weil, le travail peut devenir une école d’attention et d’humilité, lorsqu’il engage le sujet dans une relation concrète au réel, à l’effort et à la matière.
La reconnaissance sociale du travail gratuit
Le travail non rémunéré soulève un problème de reconnaissance. Dans une société centrée sur l’emploi, les activités sans salaire sont souvent perçues comme secondaires, voire négligeables. Or, elles sont parfois fondamentales pour la cohésion sociale.
La philosophe Axelle Van Wynsberghe, dans des travaux sur le travail gratuit (notamment dans Penser le travail gratuit aujourd’hui), souligne que de nombreuses formes de contribution (éducation, soin, engagement) sont essentielles, mais ignorées par les institutions. Cette invisibilité entretient une injustice structurelle, où certains travaillent sans protection ni reconnaissance.
Ces enjeux posent la question d’une réforme du regard social sur le travail : faut-il élargir les critères de reconnaissance ? Des propositions comme le revenu universel, ou la valorisation du travail non marchand, visent à rompre le lien exclusif entre travail et salariat.
Conclusion
Un travail peut donc exister sans rémunération, pourvu qu’on ne le réduise pas à une fonction économique. Il peut être une forme d’engagement, de contribution ou de développement personnel. Toutefois, cette dissociation pose des problèmes de justice et de visibilité. Repenser le travail au-delà de l’emploi salarié, c’est reconnaître la diversité des manières d’agir dans le monde, et ouvrir la voie à une société plus inclusive.