Introduction
Le XXe siècle, tout comme notre époque contemporaine, a été marqué par une diversité de violences : armées, étatiques, sociales, symboliques. Pour les comprendre sans les confondre, il est essentiel de distinguer leurs logiques, leurs fonctions et leurs effets. La typologie des violences permet d’en analyser la complexité, d’éviter les jugements simplistes et d’acquérir des outils critiques pour lire les conflits. La philosophie, la sociologie, le droit et la littérature nous aident à penser ces violences, à nommer leurs formes et à comprendre leurs justifications, explicites ou implicites. Penser la violence, ce n’est pas la banaliser, mais la dévoiler.
Guerres de conquête et guerres de libération : un enjeu d’interprétation politique
Toutes les guerres ne poursuivent pas les mêmes objectifs. Une guerre de conquête vise à imposer une domination territoriale, politique ou idéologique sur un autre peuple ou État. Elle est offensive, motivée par des intérêts d’expansion ou de contrôle. La guerre coloniale menée par la France en Algérie, ou l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie en 1939, en sont des exemples.
À l’inverse, une guerre de libération se présente comme une lutte contre une domination étrangère ou coloniale, en vue de retrouver une autonomie politique. Ce terme est toutefois interprétatif et historiquement situé : ce que certains nomment libération, d’autres y verront rébellion ou subversion. C’est une bataille sémantique autant que militaire.
Dans Les Damnés de la terre, Frantz Fanon affirme que la violence est un instrument nécessaire de la décolonisation. Il écrit : « La décolonisation est toujours un phénomène violent ». Fanon ne présente pas la violence comme une pulsion incontrôlée, mais comme une réponse structurée à la violence initiale de la colonisation. Il y voit une réappropriation de soi par les colonisés, un processus psychopolitique de libération. Cette position, radicale, est discutée, y compris à gauche : elle soulève des questions éthiques et stratégiques qui restent vives aujourd’hui.
À retenir
Il faut distinguer les objectifs et les justifications des guerres. Le qualificatif de « guerre de libération » n’est jamais neutre : il reflète un point de vue politique sur le conflit et ses protagonistes.
Régimes autoritaires, dictatures, totalitarismes : une gradation du pouvoir violent
Tous les régimes politiques violents ne sont pas identiques. On distingue généralement trois degrés :
Un régime autoritaire limite les libertés politiques, concentre les pouvoirs, mais tolère une vie civile partielle et n’impose pas une idéologie unique.
Une dictature est une forme plus intense d’autoritarisme, où tous les contre-pouvoirs sont supprimés. L’opposition est muselée, mais la société civile peut parfois subsister de manière marginale.
Un régime totalitaire constitue le stade extrême. Selon Hannah Arendt, il vise à soumettre totalement la société, en s’appuyant sur une idéologie unique, un appareil répressif, une terreur permanente, et une mobilisation constante. Le stalinisme, le nazisme et le maoïsme en sont les principales incarnations historiques.
Cette gradation permet d’éviter les confusions fréquentes entre des régimes très différents. Dans L’Archipel du Goulag, Alexandre Soljenitsyne témoigne de l’ampleur du système répressif soviétique. Mais cette violence ne s’exprime pas seulement dans la répression visible : elle passe aussi par le contrôle de la parole, la réécriture de l’histoire, l’atomisation des individus.
Les Bienveillantes de Jonathan Littell, roman de fiction, donne la parole à un officier nazi fictif. Ce dispositif romanesque, dérangeant, permet d’explorer de l’intérieur les logiques bureaucratiques du crime, sans que l’auteur ne cautionne son personnage. Ce n’est pas un témoignage, mais une construction littéraire qui interroge le confort du lecteur face au mal.
À retenir
Distinguer autoritarisme, dictature et totalitarisme permet de penser les logiques de pouvoir et de terreur. Le totalitarisme ne se contente pas d’interdire : il cherche à façonner l’individu jusque dans son intimité.
Violence sociale, structurelle et symbolique : la domination sans armes
La violence n’est pas toujours spectaculaire. Elle peut être structurelle : c’est-à-dire inscrite dans les institutions, les normes et les systèmes qui produisent l’exclusion ou l’inégalité. Le concept, formulé par Johan Galtung, désigne des situations où des personnes meurent ou souffrent du fait d’un ordre social injuste — pauvreté, absence d’accès aux soins, à l’éducation ou à la justice.
La violence symbolique, développée par Pierre Bourdieu, désigne la manière dont cette domination est intériorisée par les dominés, c’est-à-dire acceptée comme légitime. Cela passe par l’école, la langue, les habitudes, les goûts. Le processus de naturalisation fait que les individus finissent par croire que leur position sociale est « normale » ou « méritée ».
Ce mécanisme est au cœur de la reproduction sociale : les inégalités se perpétuent sans usage apparent de la force, mais par l’imposition implicite de normes culturelles. L’école, loin d’être neutre, est l’un des lieux où s’exerce cette violence symbolique, en valorisant certaines façons de parler, de penser, de se comporter.
Dans La Femme gelée, Annie Ernaux décrit la manière dont une femme, instruite mais soumise aux attentes de genre, se retrouve enfermée dans un destin familial et social. Le roman montre que la domination peut se transmettre sans cris, sans coups, mais à travers l’éducation, les attentes et le langage.
À retenir
La violence sociale et symbolique n’est pas toujours visible. Elle passe par des institutions, des normes, des mots. La nommer, c’est rendre visible ce que beaucoup vivent sans pouvoir le dire.
Lire les conflits contemporains : une grille d’analyse critique
Face aux conflits d’aujourd’hui — guerre en Ukraine, violences étatiques, crises migratoires — il est essentiel de mobiliser une grille d’analyse critique. Cela suppose de distinguer les formes de violence, d’interroger les justifications, de repérer les rapports de domination.
Une intervention militaire peut se présenter comme humanitaire, tout en poursuivant des objectifs stratégiques. Une révolte populaire peut être criminalisée comme terrorisme. Un État peut dénoncer la violence d’un autre tout en pratiquant lui-même des formes de violence structurelle contre une partie de sa population.
La littérature et la philosophie nous aident à penser ces contradictions. Dans W ou le souvenir d’enfance, Georges Perec juxtapose un récit fictif et un récit autobiographique pour faire sentir la violence de l’Histoire et la fragilité de la mémoire. Dans Réflexions sur la question juive, Jean-Paul Sartre montre comment l’antisémitisme n’est pas seulement un discours de haine, mais une construction sociale qui organise l’exclusion.
À retenir
Les conflits contemporains ne peuvent être lus sans outils critiques. Distinguer les types de violence, interroger les discours, repérer les structures de domination sont des gestes intellectuels et citoyens.
Conclusion
Distinguer les formes de violence — armée, politique, structurelle, symbolique — est une exigence intellectuelle et éthique. C’est une condition pour comprendre les conflits passés et présents, mais aussi pour mieux repérer les violences invisibles qui traversent nos sociétés. La typologie permet de penser la complexité sans céder au relativisme. La littérature, en mettant en scène ces violences dans des existences concrètes, et la philosophie, en les interrogeant dans leurs principes, nous aident à ne pas banaliser l’injustifiable. Nommer les violences, c’est déjà leur résister.
