Introduction
Le progrès technique est souvent présenté comme un levier de transformation positive : il prolonge la vie, facilite le travail, améliore la communication et ouvre de nouveaux horizons scientifiques. Mais cette vision optimiste ne résiste pas à l’examen des faits contemporains. Les innovations produisent aussi des contraintes nouvelles, des inégalités accrues, et des déséquilibres écologiques majeurs. De plus, leur déploiement rapide soulève des questions politiques : qui décide des orientations techniques ? Pour quels usages ? Penser le progrès technique aujourd’hui, c’est donc interroger non seulement ses effets, mais aussi la manière dont les sociétés peuvent en reprendre collectivement le contrôle.
Le progrès comme dépendance : fragilité et perte d’autonomie
Le développement technologique moderne a créé une interconnexion profonde entre nos activités et des systèmes techniques complexes. Cette évolution engendre une dépendance croissante — matérielle, cognitive et sociale.
Jacques Ellul, dans Le Système technicien, montre que les techniques se déploient selon une logique autonome : une innovation en appelle mécaniquement une autre, sans débat collectif. Il parle de l’autonomie de la technique, pour désigner le fait que, une fois lancée, une technologie échappe largement au contrôle humain, car elle devient un besoin intégré au fonctionnement global.
Dans la vie quotidienne, cela se traduit par une fragilité accrue. Les communications, les transports, les soins, l’accès à l’information dépendent d’infrastructures (électricité, serveurs, réseaux) susceptibles de tomber en panne ou d’être piratées. Le numérique modifie aussi notre rapport à la mémoire, à l’attention, au temps.
Un exemple révélateur est celui de l’obsolescence programmée, qui désigne la stratégie industrielle consistant à concevoir des objets avec une durée de vie volontairement limitée, afin d’en encourager le remplacement. Cela accroît la dépendance des consommateurs et génère une surproduction de déchets.
À retenir
Le progrès technique améliore l’efficacité, mais crée aussi une dépendance structurelle. Cette dépendance affaiblit l’autonomie individuelle et fragilise les systèmes collectifs.
Inégalités et fractures numériques : un progrès à plusieurs vitesses
Le progrès technique ne profite pas de manière égale à tous. Il renforce souvent les inégalités sociales et territoriales, en particulier dans les sociétés numérisées.
La fracture numérique désigne l’écart entre ceux qui ont accès aux outils numériques et ceux qui en sont exclus. Elle dépend de la situation économique, du niveau d’éducation, mais aussi de la localisation. En France, par exemple, les zones blanches (zones rurales mal desservies en réseau internet ou mobile) limitent l’accès à des services essentiels comme la télémédecine, la scolarisation à distance ou les démarches administratives.
Cette fracture affecte directement l’accès aux droits fondamentaux, notamment à l’éducation. La crise du Covid-19 a mis en lumière cette réalité : de nombreux élèves ont été déscolarisés de fait, faute de matériel ou de connexion.
Au niveau global, les grandes entreprises technologiques concentrent les moyens de production et d’innovation. Cette concentration renforce les inégalités de pouvoir économique et pose la question de la souveraineté technologique des États. Le progrès devient alors un instrument de domination, plutôt qu’un facteur de justice.
À retenir
Le progrès technique est inégalement réparti. Il renforce les inégalités d’accès, prive certains de droits fondamentaux, et concentre les leviers de pouvoir dans un nombre restreint de mains.
Menaces écologiques et dérives du solutionnisme technologique
Le progrès technique est également un facteur majeur de déséquilibre écologique. Extraction des ressources, production énergétique, déchets industriels ou numériques : le développement technologique pèse lourdement sur les écosystèmes.
Face à cela, certains invoquent un solutionnisme technologique — un terme popularisé par Evgeny Morozov — pour désigner la croyance selon laquelle tout problème social ou environnemental peut être résolu par une solution technique. Exemple : croire que la seule captation du CO₂ suffira à compenser les émissions, sans remettre en cause les modes de vie.
Mais cette approche est critiquée, car elle évite de poser des limites, et occulte la responsabilité collective. Les technologies dites « vertes » (véhicules électriques, énergies renouvelables) reposent elles-mêmes sur des processus polluants (extraction de lithium, production de batteries, consommation d’énergie).
Hans Jonas, dans Le Principe responsabilité, affirme que la puissance technique moderne impose une éthique de la prévoyance. Nous devons désormais évaluer non seulement ce qu’il est possible de faire, mais ce qu’il est prudent de faire, en tenant compte des conséquences à long terme.
À retenir
Le progrès technique est une cause majeure de crise écologique. Il ne peut être corrigé uniquement par d’autres techniques, mais exige une réflexion sur les finalités et les limites.
Sortir de l’illusion du progrès neutre : le rôle de la décision politique
Les techniques ne sont pas de simples objets neutres. Elles incarnent des choix sociaux, économiques, et politiques. Les effets négatifs du progrès ne sont pas des fatalités, mais les conséquences de décisions humaines, parfois contestables.
Les techniques peuvent être mal employées, orientées vers des objectifs douteux, ou mal régulées. L’usage militaire de technologies civiles (drones, IA), la surveillance de masse, l’exploitation des données personnelles ou la robotisation du travail illustrent ces détournements. Ces usages ne résultent pas de la technique en soi, mais de choix institutionnels et commerciaux.
Dès lors, il ne suffit pas d’évoquer une régulation morale. Il faut poser la question du contrôle démocratique. Comment les citoyens, les États, les collectivités peuvent-ils participer aux choix technologiques ? Cela suppose une culture technique partagée, un débat public éclairé, une gouvernance transparente.
Refuser le fatalisme technologique, c’est affirmer que le progrès peut (et doit) être délibéré collectivement.
À retenir
Le progrès technique n’est pas neutre. Il engage des choix politiques, et doit être encadré démocratiquement pour éviter les dérives et garantir une société juste.
Conclusion
Le progrès technique transforme le monde, mais il n’est pas toujours synonyme d’émancipation. Il engendre des dépendances, renforce certaines inégalités, aggrave la crise écologique, et pose des défis politiques majeurs. Face à cette situation, il est urgent de reprendre collectivement la main : interroger les finalités, partager les bénéfices, protéger les plus vulnérables et anticiper les conséquences. Le progrès, pour rester une promesse, doit être choisi, discuté, encadré. Car ce n’est pas la puissance qui fait la grandeur d’une civilisation, mais la lucidité avec laquelle elle en fixe les limites.
