L’histoire de l’art, tout comme l’expérience esthétique quotidienne, semblent faire obstacle à toute définition stable et univoque de l’œuvre d’art. Comment en effet établir une définition qui englobe à la fois une fresque religieuse médiévale, une toile abstraite contemporaine, une performance ou une installation ? Ce qui est reconnu comme art à une époque peut ne plus l’être à une autre, et certaines œuvres, initialement méprisées, sont ensuite célébrées comme des chefs-d’œuvre. D’autre part, face à une œuvre, les jugements sont souvent divergents, marqués par la subjectivité, les goûts ou les références culturelles. Dès lors, peut-on définir objectivement ce qu’est une œuvre d’art, ou faut-il admettre que l’art échappe par essence à toute objectivité ?
Définir objectivement une œuvre d’art, ce serait en identifier les caractéristiques nécessaires et suffisantes, indépendamment des opinions personnelles ou du contexte historique. Or, l’art semble précisément être un domaine où les critères sont instables, les frontières floues, les catégories mouvantes. Cependant, si l’on veut penser l’art en philosophe, il faut examiner cette tension entre l’objectivité du concept et la singularité des œuvres. On peut alors se demander si l’indétermination de l’art empêche toute définition rigoureuse, ou si cette difficulté n’invite pas à redéfinir ce que signifie « définir » dans le domaine artistique.
Nous verrons d’abord pourquoi il semble difficile de donner une définition objective de l’œuvre d’art, puis nous montrerons que certains critères peuvent néanmoins permettre une approche conceptuelle, avant de comprendre que l’œuvre d’art exige une forme particulière d’objectivité, fondée non sur des propriétés fixes, mais sur une reconnaissance symbolique et institutionnelle.
L’œuvre d’art semble résister à toute définition objective
La diversité des formes artistiques rend problématique toute tentative de définition essentielle. On ne saurait réduire une œuvre d’art à un matériau, une technique ou une fonction : elle peut être figurative ou non, durable ou éphémère, utile ou gratuite. Un vase antique décoré était à la fois objet d’usage et création esthétique. À l’inverse, un urinoir retourné, signé par Marcel Duchamp en 1917 et exposé comme Fountain, entre dans un musée sans être transformé physiquement. L’art semble donc défaire les catégories dans lesquelles on voudrait l’enfermer.
Cette difficulté à définir l’œuvre d’art est illustrée par les révolutions esthétiques du XXᵉ siècle. Duchamp, avec ses ready-mades, défie l’idée selon laquelle une œuvre d’art doit être le produit d’un savoir-faire ou d’une intention esthétique manifeste. En plaçant un objet manufacturé dans un contexte artistique, il montre que le geste de désignation suffit à faire œuvre. Il devient alors difficile de définir l’œuvre d’art par des propriétés intrinsèques. Toute tentative de définition stable se heurte à l’innovation, à la provocation, au déplacement des codes opérés par les artistes eux-mêmes.
La pensée de Platon, dans La République, est parfois invoquée dans la réflexion sur l’art, mais elle ne constitue pas à proprement parler une tentative de définition esthétique de l’œuvre d’art. Platon critique l’art mimétique pour des raisons épistémologiques (il éloigne de la vérité) et morales (il trouble les passions et corrompt l’âme). Lorsqu’il affirme que l’œuvre d’art est une « copie d’une copie », il ne cherche pas à en identifier les propriétés constitutives, mais à en délégitimer la valeur par rapport à la connaissance et à l’éducation de l’âme. Cette perspective ne porte donc pas sur la nature de l’œuvre d’art en tant que telle, mais sur sa place dans la hiérarchie du savoir et du bien. Il serait donc imprudent d’utiliser cette critique comme un fondement direct pour une définition philosophique de l’œuvre.
Il est néanmoins possible de penser des critères pour définir l’œuvre d’art
Face à cette instabilité, faut-il renoncer à toute définition ? Plusieurs philosophes ont tenté de proposer des critères permettant de penser l’œuvre d’art sans en réduire la diversité.
Kant, dans la Critique de la faculté de juger, distingue l’œuvre d’art de l’objet naturel ou de l’objet technique. Pour qu’il y ait œuvre d’art, il faut d’abord une intention esthétique : l’objet est créé pour être jugé selon un plaisir désintéressé, c’est-à-dire indépendant de toute utilité ou désir. De plus, l’œuvre d’art doit présenter une finalité sans fin : elle semble structurée comme si elle visait un but, sans que ce but soit déterminé. L'art serait donc ce qui est beau (peu importe le jugement tant qu'il y a une démarche esthétique) et inutile (contrairement à l'objet technique qui peut, avec le temps et en perdant sa finalité, devenir un objet artistique).
Cette forme permet un jugement de goût universaliste, bien que subjectif. Kant ne donne donc pas une définition matérielle, mais propose des conditions formelles pour qu’un objet puisse être reconnu comme œuvre d’art.
Hegel, dans ses Leçons sur l’esthétique, conçoit l’art comme une manifestation sensible de l’Esprit : une œuvre d’art est ce par quoi une époque, un peuple, une culture exprime ses représentations les plus profondes. L’œuvre d’art ne vaut pas uniquement par sa beauté formelle, mais parce qu’elle incarne une idée, rendue visible dans la matière. Selon une reformulation fidèle de sa pensée, on peut dire qu’une œuvre d’art est toujours porteuse d’esprit : elle ne se réduit ni à une décoration, ni à une imitation. Ce qui distingue l’œuvre d’un simple objet, c’est sa signification spirituelle. Elle n’est pas seulement perçue, elle est comprise, interprétée à travers une culture et une époque. Cette approche donne une profondeur historique et conceptuelle à la notion d’œuvre, sans pour autant l’universaliser formellement.
Dans la vie concrète, ces critères trouvent des résonances. On reconnaît une œuvre d’art non seulement à son apparence, mais à la manière dont elle mobilise notre attention, nos interprétations, notre mémoire culturelle. L’art contemporain, par exemple, nous pousse à revoir nos attentes : une installation peut sembler dénuée d’esthétique traditionnelle, mais interroger puissamment notre époque. Ce déplacement du regard ne signifie pas l’abolition de toute définition, mais l’ouverture à une conception intentionnelle et signifiante de l’œuvre.
L’œuvre d’art est définie par une reconnaissance symbolique et collective
L’impossibilité de définir objectivement l’œuvre d’art par ses seules propriétés physiques conduit certains penseurs contemporains à déplacer la question. Au lieu de chercher une essence, ils interrogent les conditions sociales et symboliques qui font d’un objet une œuvre.
George Dickie, dans sa théorie institutionnelle de l’art, affirme qu’une œuvre d’art est un objet auquel a été conféré ce statut par le monde de l’art, c’est-à-dire par les artistes, les critiques, les institutions, les musées. Ce n’est pas une définition fondée sur l’objet lui-même, mais sur le rôle qu’il joue dans un réseau de pratiques. En ce sens, l’art est un fait social, comparable au langage ou au droit : ce n’est pas la matière qui fait l’œuvre, mais l’acte de reconnaissance.
Ce déplacement rejoint les réflexions de Nelson Goodman dans Langages de l’art. Pour lui, l’art est une forme de langage symbolique, et une œuvre est définie par le système de symbolisation auquel elle appartient. Une peinture n’est pas simplement une image : elle est une interprétation, structurée par des conventions (le cadre, le titre, l’exposition) qui en font un objet de lecture et non un simple objet physique.
Ainsi, dans le réel, ce qui permet à un objet d’être perçu comme œuvre, ce n’est pas son apparence seule, mais un ensemble de médiations : l’institution muséale, le discours critique, l’histoire de l’art, les intentions déclarées de l’artiste. Un graffiti sur un mur est un acte de vandalisme pour certains, une œuvre engagée pour d’autres – selon le contexte de réception. Cela ne signifie pas que « tout est art », mais que l’œuvre d’art suppose un espace de reconnaissance collective.
Conclusion
Il est difficile de donner une définition objective et universelle de l’œuvre d’art fondée uniquement sur ses propriétés matérielles. L’histoire de l’art, comme l’expérience sensible, montre que les frontières sont mouvantes et les critères variables. Pourtant, l’œuvre d’art ne peut être purement subjective ou arbitraire : elle suppose des formes, des intentions, une signification. C’est pourquoi plusieurs philosophes ont tenté d’en identifier les conditions – autonomie, finalité sans fin, expression de l’esprit. Mais c’est surtout dans la reconnaissance symbolique et culturelle que se joue aujourd’hui l’objectivité possible de l’art. L’œuvre d’art n’est pas un objet comme les autres : elle est ce par quoi une société, à un moment donné, donne forme à ce qu’elle juge digne d’être vu, pensé, transmis.