L’art semble surgir spontanément dans toutes les civilisations humaines, sous des formes aussi diverses que la peinture rupestre, la poésie, la danse, la musique ou encore l’architecture. Cette universalité pourrait suggérer que l’art appartient à la nature humaine, comme une tendance innée à exprimer des émotions, à imiter le monde ou à sublimer des instincts. Pourtant, l’art ne répond pas directement à un besoin vital ou utilitaire, et il obéit à des codes, des formes, des styles qui varient selon les époques et les cultures : il apparaît alors comme une construction spécifiquement humaine, fruit de l’histoire, de la société, de l’esprit.
Dès lors, on peut se demander si l’art relève de la nature ou de l’humanité. Cette interrogation exige une clarification rigoureuse. La nature, en philosophie, désigne ce qui existe indépendamment de la volonté humaine, ce qui est donné d’emblée, inné. En revanche, ce qui est humain renvoie ici à la culture, c’est-à-dire à l’ensemble des pratiques symboliques et techniques par lesquelles l’homme transforme et dépasse la nature. L’art est-il un instinct naturel, comparable à celui que l’on observe parfois chez l’animal, ou bien une œuvre de culture, un produit de la liberté humaine ?
Pour répondre à cette question, il faut d’abord reconnaître les éléments naturels qui peuvent fonder l’activité artistique, avant de montrer que l’art est fondamentalement une construction humaine, pour enfin examiner si l’on peut penser l’art comme un dépassement de la nature dans la culture.
L’art s’enracine dans certaines dispositions naturelles de l’homme
L’homme manifeste dès l’enfance une propension à imiter, à jouer, à créer des formes : dessiner sur une feuille, jouer à faire semblant, chantonner un air... Ces comportements semblent jaillir spontanément, sans finalité extérieure. On pourrait y voir une manifestation d’un besoin naturel d’expression, présent dans toutes les sociétés humaines.
Aristote, dans la Poétique, affirme que « l’homme est le plus imitatif des animaux », et que c’est de cette capacité que naît l’art. La mimêsis – imitation – ne consiste pas seulement à copier la nature, mais à en représenter les formes de manière symbolique. Cette imitation procure du plaisir, car elle engage l’intelligence : reconnaître une chose à travers sa représentation, c’est exercer une capacité proprement humaine. On comprend dès lors pourquoi les enfants dessinent sans y être contraints : la représentation est une forme naturelle d’apprentissage, mais aussi de jeu.
Nietzsche, dans La naissance de la tragédie, propose une lecture plus dynamique de cette origine naturelle. Il identifie deux forces fondamentales de la vie artistique : l’Apollinien, principe de mesure, de clarté, d’harmonie, et le Dionysiaque, principe d’ivresse, de chaos, de dissolution de l’individualité dans le collectif. Pour Nietzsche, l’art naît de la tension entre ces deux forces : la tragédie grecque, par exemple, exprime dans sa forme mesurée (le dialogue, le récit) une expérience dionysiaque du monde (la souffrance, le destin, l’extase collective). Ainsi, l’art n’est pas le déchaînement brut des pulsions, mais leur transformation en forme. L’artiste ne nie pas la nature : il en fait un matériau.
Par ailleurs, certaines formes animales évoquent des comportements esthétiques. Le jardinier satiné construit un nid ornementé avec des objets brillants, des oiseaux chantent de manière complexe. Pourtant, ces comportements sont fonctionnels : ils servent à la séduction, à la survie. L’art humain, à l’inverse, peut être gratuit, affranchi de toute fonction immédiate. On peut peindre sans intention de vendre, composer de la musique sans public. Cette gratuité marque une rupture avec la nature.
L’art est une activité humaine, libre et culturelle
L’art ne saurait être réduit à une pulsion naturelle. Il engage une conscience, une intention, une élaboration symbolique. Ce qui fait de l’art une œuvre, ce n’est pas la simple production d’une forme, mais le sens qu’elle porte, le dialogue qu’elle instaure avec un spectateur ou une époque.
Chez Kant, dans la Critique de la faculté de juger, l’art véritable est celui qui relève du génie, c’est-à-dire d’un talent naturel qui produit des règles à partir de soi. Le génie n’imite pas : il invente. L’œuvre du génie ne peut être reproduite mécaniquement, car elle est l’expression d’une vision singulière. Cette invention est libre : elle ne répond à aucune finalité extérieure (morale, technique, religieuse), et pourtant elle produit une finalité sans fin – elle nous semble avoir un sens, sans que ce sens soit déterminé. L’œuvre d’art, en ce sens, est purement humaine : elle témoigne de la capacité de l’homme à créer du sens là où il n’y avait que de la matière.
Hegel, dans ses Leçons sur l’esthétique, va plus loin : pour lui, l’art est une manifestation de l’Esprit, c’est-à-dire une manière pour l’humanité de prendre conscience d’elle-même à travers des formes sensibles. Une statue grecque, une cathédrale gothique ou une toile impressionniste ne sont pas seulement des objets beaux : ce sont des expressions d’une époque, d’une conception du monde, d’un rapport à la divinité ou à la liberté. L’art est donc indissociable de l’histoire humaine. Il n’est pas naturel : il est le langage de l’humanité.
Dans la vie réelle, cette dimension humaine de l’art se manifeste partout : dans l’apprentissage des techniques artistiques, dans l’influence des traditions, dans les débats esthétiques. On n’écrit pas un roman comme on respire : il faut du travail, une culture, une langue. On ne comprend pas un tableau sans en saisir les codes, les références, les intentions. Même l’art dit « naïf » ou « brut » n’est jamais en dehors de tout contexte : il reflète des manières humaines de voir, de sentir, de juger.
L’art naît d’une nature humaine qui se dépasse dans la culture
Il faut donc articuler les deux dimensions : l’art suppose une nature humaine, mais il est aussi un dépassement de cette nature dans la liberté créatrice. L’homme possède des dispositions naturelles à sentir, à imiter, à s’exprimer, mais c’est la culture qui en fait un artiste. Il n’y a pas d’œuvre d’art sans transformation, sans élaboration, sans forme.
Platon, dans le Ion, met en scène le rhapsode Ion, qui prétend réciter Homère grâce à un don inspiré des dieux. Platon suggère que l’artiste n’agit pas par savoir, mais par une force divine qui le traverse. Cette conception de l’inspiration est ambivalente : elle valorise une origine mystérieuse de l’art, mais elle en disqualifie la rationalité. Dans La République, Platon critique explicitement l’art mimétique, qu’il accuse d’éloigner l’âme du vrai, du bien, du juste. Ainsi, même s’il reconnaît une forme de puissance naturelle dans l’art, Platon en souligne aussi les dangers, si l’art n’est pas guidé par la raison.
Dans la vie quotidienne, cette tension entre nature et culture dans l’art se manifeste concrètement : un musicien peut avoir l’oreille absolue (don naturel), mais sans formation, il ne deviendra pas compositeur. Un enfant peut aimer dessiner, mais sans éducation artistique, il restera dans l’expression spontanée. L’œuvre naît là où la nature est formée par la culture, sans jamais disparaître.
Conclusion
L’art naît de dispositions naturelles – sensibilité, imagination, imitation – mais il n’est pleinement lui-même que lorsqu’il est façonné par la culture. Il ne s’inscrit pas dans le règne de la nécessité, mais dans celui de la liberté : celle de produire des formes porteuses de sens, au-delà de toute utilité. En ce sens, l’art est fondamentalement humain. Il manifeste la nature d’un être qui, justement, ne se contente pas de la nature.