Introduction
En 1947, l’Empire britannique des Indes est partagé en deux États indépendants : l’Inde et le Pakistan. Cette partition entraîne environ un million de morts et des millions de déplacés, principalement hindous et musulmans. Cet événement fondateur marque durablement les relations entre communautés religieuses et explique en grande partie les tensions qui traversent encore la société indienne.
Aujourd’hui, si environ 80 % des Indiens sont hindous, le pays compte près de 200 millions de musulmans (14 %), des chrétiens (2 %), des sikhs (2 %), ainsi que des minorités plus réduites (bouddhistes, jaïns, parsis, juifs). En nombre d’habitants musulmans, l’Inde est le troisième pays du monde, après l’Indonésie et le Pakistan. Cette mosaïque est au cœur de l’identité de la République indienne.
Mais comment les minorités religieuses participent-elles à la vie sociale, politique et culturelle de l’Inde, et quels défis rencontrent-elles dans un contexte marqué par la montée du nationalisme hindou ?
Un pluralisme religieux reconnu par la Constitution
Dès 1950, la Constitution indienne proclame la liberté religieuse. L’article 25 énonce : « Toute personne a droit à la liberté de conscience et à la libre profession, pratique et propagation de la religion. » Toutefois, l’Inde n’est définie explicitement comme une République « laïque » (secular) qu’à partir de 1976, par le 42e amendement, voté sous l’état d’urgence d’Indira Gandhi.
Le sécularisme indien (secularism) n’est pas l’équivalent strict de la laïcité française : il ne sépare pas radicalement l’État et les religions, mais repose sur une neutralité active. L’État ne favorise aucune confession mais reconnaît la diversité religieuse, accepte sa visibilité publique et intervient parfois pour assurer l’égalité entre les communautés. Ainsi, en 2017, la Cour suprême a jugé inconstitutionnelle la pratique du triple talaq (divorce musulman prononcé trois fois oralement), et une loi adoptée en 2019 l’a criminalisée, sur initiative du gouvernement Modi. Cette mesure, qui vise à protéger les droits des femmes, est aussi critiquée comme une instrumentalisation politique à l’encontre d’une minorité.
Le Rapport Sachar (2006) a cependant montré que les musulmans connaissent encore des taux plus élevés de pauvreté, d’analphabétisme et de chômage que la moyenne, et qu’ils sont sous-représentés dans la fonction publique et l’armée. Ce constat souligne le décalage entre les principes constitutionnels et la réalité sociale.
À retenir
Le sécularisme indien reconnaît la place des religions dans la vie publique et vise à les traiter toutes avec égalité. Mais les inégalités sociales, confirmées par le Rapport Sachar, montrent que ce principe reste difficile à mettre en œuvre.
Les minorités dans la société : entre intégration et discriminations
Les minorités religieuses contribuent fortement à la société indienne. Les musulmans participent à la vie économique et culturelle, particulièrement dans les grandes villes (Delhi, Hyderabad, Lucknow). Les chrétiens, concentrés dans le Kerala et le nord-est, gèrent de nombreuses écoles et hôpitaux, et jouent un rôle dans l’éducation et la santé. Les sikhs, surtout présents au Pendjab, se distinguent dans l’agriculture et l’armée indienne, mais leur histoire récente est marquée par des tensions politiques.
Dans les années 1980, certains militants ont réclamé la création d’un État indépendant, le Khalistan. L’assassinat d’Indira Gandhi en 1984 par ses gardes du corps sikhs a déclenché des émeutes anti-sikhes, faisant des milliers de morts et laissant une mémoire traumatique dans cette communauté.
Les minorités sont aussi exposées à des violences. Les chrétiens sont parfois accusés de prosélytisme, et des violences contre des églises ont eu lieu, notamment dans l’État de l’Odisha. Les musulmans subissent périodiquement des vagues de violence collective. Deux événements marquants en témoignent :
En 1992, la destruction de la mosquée Babri à Ayodhya par des militants hindous, accompagnée du projet de construction d’un temple dédié au dieu Ram, devient un symbole de l’idéologie de l’Hindutva (idéologie nationaliste hindoue prônant une identité hindoue dominante). Cet acte provoque de graves émeutes.
En 2002, les pogroms du Gujarat font plus d’un millier de victimes, principalement musulmanes, après l’incendie d’un train transportant des pèlerins hindous. Le gouvernement local, dirigé alors par Narendra Modi (BJP), est accusé d’inaction, voire de complicité, ce qui ternit durablement son image.
À retenir
Les minorités religieuses contribuent à la vitalité de l’Inde, mais elles restent vulnérables face aux discriminations et aux violences collectives, souvent liées à la montée de l’idéologie de l’Hindutva.
Les minorités dans la vie politique et culturelle
Politiquement, les minorités ont longtemps été représentées par le Parti du Congrès, qui défendait une vision pluraliste et inclusive. Depuis les années 1980, le BJP et ses alliés nationalistes hindous dominent la scène politique. Leur discours met en avant une identité hindoue, ce qui inquiète les minorités. Le Cachemire, seule région à majorité musulmane en Inde, est un exemple emblématique. En 2019, le gouvernement Modi a révoqué l’autonomie de la région en abrogeant l’article 370 de la Constitution. Cette décision s’est accompagnée de restrictions sécuritaires, de coupures d’internet et de répressions politiques, renforçant le sentiment d’exclusion de la population locale.
Sur le plan culturel, les minorités participent pleinement au rayonnement du pays. Le cinéma de Bollywood compte parmi ses plus grandes stars plusieurs acteurs musulmans (Shah Rukh Khan, Aamir Khan, Salman Khan), dont la notoriété mondiale illustre le soft power indien. Les traditions sikhes, la poésie ourdoue, la littérature chrétienne du Kerala ou encore l’apport des communautés musulmanes à la gastronomie enrichissent l’image d’une Inde plurielle, projetée au-delà de ses frontières.
À retenir
Les minorités participent activement à la vie politique et culturelle, mais leurs droits et leur sécurité restent fragilisés. Le Cachemire et Bollywood illustrent à la fois les tensions et la contribution essentielle des minorités à l’identité et au rayonnement de l’Inde.
Conclusion
La place des minorités religieuses en Inde révèle l’ambivalence du sécularisme indien : officiellement protégées et reconnues, elles participent à la richesse culturelle et au soft power du pays, mais elles subissent aussi discriminations, violences et marginalisation. La partition de 1947, Ayodhya en 1992, le Gujarat en 2002 et le Cachemire en 2019 rappellent que la religion est indissociable de la vie politique.
La comparaison internationale éclaire ces spécificités : en France, la laïcité repose sur une stricte séparation entre État et religion ; aux États-Unis, la religion est visible dans l’espace public mais protégée par le Premier Amendement ; en Inde, l’État pratique une neutralité active, reconnaissant toutes les religions mais arbitre fragilement entre majorité et minorités. Ce modèle, unique mais contesté, illustre la complexité du rapport entre religion, démocratie et nation dans les sociétés contemporaines.
