Le « sécularisme » en Inde et la dimension politique de la religion

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Découvre comment l’Inde indépendante a choisi le sécularisme pour préserver son unité dans une société religieusement plurielle. Entre héritage de Nehru et Ambedkar, crises communautaires et montée du nationalisme hindou, comprends les défis de la démocratie indienne face à la diversité. Mots-clés : sécularisme indien, Nehru, Ambedkar, nationalisme hindou, Ayodhya, diversité religieuse.

Introduction

Le 15 août 1947, l’Inde proclame son indépendance après près de deux siècles de domination britannique. Dès l’origine, ses dirigeants doivent relever un défi immense : construire un État démocratique et uni dans une société marquée par une diversité religieuse exceptionnelle. Hindous, musulmans, sikhs, chrétiens, jaïns, bouddhistes et autres minorités composent une mosaïque qui traverse l’histoire du sous-continent.

Le choix du sécularisme (secularism), concept distinct de la laïcité française, s’impose dans la Constitution adoptée en 1950. Ce terme n’est cependant inscrit explicitement dans le préambule qu’en 1976, par le 42e amendement, voté en plein état d’urgence par Indira Gandhi.

Le sécularisme indien vise à reconnaître toutes les confessions tout en affirmant la neutralité de l’État. Mais ce modèle, conçu pour préserver l’unité, reste au cœur de tensions, notamment face à la montée du nationalisme hindou.

Un sécularisme original : neutralité active et reconnaissance de la diversité

Contrairement à la laïcité française, qui repose sur une stricte séparation entre l’État et les religions (loi de 1905), le sécularisme indien fonctionne selon une logique de neutralité active : l’État ne favorise aucune religion, mais il reconnaît leur présence dans la vie publique et cherche à les traiter toutes de manière égale. En d’autres termes, les religions ont droit de cité, mais aucune ne peut s’imposer comme religion officielle.

La Constitution garantit la liberté de conscience, le libre exercice des cultes et interdit toute discrimination fondée sur la religion. L’article 25 de la Constitution précise ainsi : « Toute personne a droit à la liberté de conscience et à la libre profession, pratique et propagation de la religion. »

Ce choix est porté par Jawaharlal Nehru, premier ministre de l’Inde indépendante, et par Bhimrao Ambedkar, président du comité de rédaction de la Constitution. Gandhi, bien qu’il ait eu une influence morale forte avant sa mort en 1948, n’a pas participé à la rédaction constitutionnelle.

L’État peut aussi intervenir dans les affaires religieuses pour protéger les droits fondamentaux. Il interdit l’« intouchabilité » (héritée du système des castes). Il peut réformer le droit personnel : la pratique du triple talaq (divorce musulman prononcé trois fois oralement) a été déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême en 2017. Deux ans plus tard, le gouvernement Modi a fait adopter une loi criminalisant cette pratique, mesure perçue par certains comme une instrumentalisation politique. La coexistence de statuts juridiques différents selon les communautés (droit hindou, droit musulman, droit chrétien) illustre ce pluralisme organisé.

À retenir

Le sécularisme indien repose sur une neutralité active : l’État n’exclut pas les religions de la sphère publique, mais les reconnaît et veille à les traiter toutes sur un pied d’égalité, parfois en intervenant pour protéger les droits fondamentaux.

Religion et politique : un enjeu central de la démocratie indienne

La diversité religieuse de l’Inde nourrit depuis 1947 des tensions politiques et sociales. La partition de l’Empire britannique en deux États, l’Inde et le Pakistan, entraîne environ un million de morts et des millions de déplacés, principalement hindous et musulmans. Cet épisode sanglant illustre la profondeur de la fracture religieuse initiale.

La présence d’une forte minorité musulmane (environ 200 millions de personnes, soit 14 % de la population) constitue un enjeu majeur de cohésion nationale. L’Inde est aujourd’hui le troisième pays musulman du monde en effectifs, après l’Indonésie et le Pakistan.

Le sécularisme a longtemps été porté par le Parti du Congrès, dominant après l’indépendance, qui défendait une vision pluraliste et inclusive de la nation. Mais depuis les années 1980, la montée du Bharatiya Janata Party (BJP), lié aux mouvements nationalistes hindous (Hindutva), a profondément transformé le paysage politique. Deux événements historiques marquent cette évolution :

  • En 1992, la destruction de la mosquée Babri à Ayodhya par des militants hindous, qui revendiquaient le lieu comme site de naissance du dieu Ram, déclenche des violences intercommunautaires meurtrières. Cet événement devient un symbole de la montée du nationalisme hindou et de l’instrumentalisation de la religion dans la politique.

  • En 2002, les émeutes du Gujarat, à la suite d’un incendie de train imputé à des musulmans, provoquent la mort de plus d’un millier de personnes, majoritairement musulmanes. Le rôle des autorités locales, alors dirigées par Narendra Modi, suscite une controverse durable et marque son image avant son arrivée au pouvoir national.

Une affiche électorale du BJP, utilisant des symboles hindous (comme le temple de Ram à Ayodhya), illustre la manière dont la religion est mobilisée dans la communication politique contemporaine.

Sous les gouvernements de Modi (depuis 2014), le discours politique valorise davantage l’identité hindoue, alimentant des débats sur l’équilibre entre majorité et minorités. La révocation en 2019 de l’autonomie du Cachemire (abrogation de l’article 370 de la Constitution), seul État indien à majorité musulmane, illustre la politisation de la question religieuse. De même, les lois sur la citoyenneté ou les restrictions alimentaires montrent combien la religion reste un facteur de tensions.

À retenir

La démocratie indienne doit constamment arbitrer entre unité nationale et diversité religieuse. Le sécularisme, pensé par Nehru et Ambedkar, a permis de tenir ensemble cette pluralité, mais il est mis à l’épreuve par la montée du nationalisme hindou et par des crises communautaires marquantes comme Ayodhya (1992) et le Gujarat (2002).

Conclusion

Le modèle indien de sécularisme illustre une voie originale : l’État n’exclut pas les religions, mais les reconnaît toutes, dans le but de préserver la cohésion d’une société profondément plurielle. Ce choix a permis à la démocratie indienne de perdurer malgré les divisions, mais il reste soumis à des défis politiques majeurs.

La comparaison avec d’autres modèles éclaire les spécificités indiennes. En France, la laïcité repose sur une neutralité stricte : l’État ne finance ni ne reconnaît aucun culte, et les références religieuses sont largement absentes du discours politique officiel. En Turquie, depuis Atatürk, la laïcité consiste moins à séparer qu’à contrôler le religieux via une administration centrale (le Diyanet). Aux États-Unis, la séparation est garantie par le Premier Amendement, mais la religion imprègne la vie publique à travers une religion civile et les mobilisations électorales. L’Inde, elle, a choisi une neutralité active, qui assume la visibilité publique des religions tout en cherchant à les équilibrer.

Ce modèle est toutefois fragilisé par les tensions communautaires : la montée du nationalisme hindou, la mémoire de la partition, Ayodhya ou le Cachemire montrent que la religion reste un champ de bataille politique. Le sécularisme indien révèle ainsi toute la complexité du rapport entre religion, démocratie et nation dans le monde contemporain.