Introduction
Janvier 1961, John F. Kennedy, premier président catholique des États-Unis, prête serment en jurant sur la Bible et prononce un discours où il invoque Dieu, tout en réaffirmant la séparation de l’Église et de l’État. Cette scène résume un paradoxe durable : dans un pays où le Premier Amendement interdit toute religion d’État, les valeurs religieuses irriguent la vie civique, les campagnes et la décision publique.
Depuis 1945, entre pluralisme religieux (coexistence de nombreuses confessions), mobilisations sociales et « culture wars » (conflits politiques autour de questions morales et culturelles), croyances et politique s’entremêlent, du mouvement des droits civiques aux débats contemporains sur l’avortement et la liberté religieuse.
Un cadre laïque sans religion d’État, mais une « religion civile » active
Les États-Unis reposent sur un double principe : liberté de religion et non-établissement (« Congress shall make no law respecting an establishment of religion »). Il n’existe donc ni Église officielle ni ministère des cultes. Pour autant, l’espace public est marqué par une « religion civile », c’est-à-dire un ensemble de symboles et de références à Dieu intégrés dans la vie publique (devise, serments, cérémonies), qui donnent une dimension sacrée à la nation elle-même.
L’inscription « In God We Trust » (Ce qui signifie : Nous plaçons notre confiance en Dieu) figure déjà sur certaines pièces de monnaie depuis 1864, mais elle devient devise officielle en 1956, dans le contexte de la guerre froide, où la religiosité publique sert à se distinguer de l’athéisme soviétique. Le serment au drapeau intègre « under God »(« Sous Dieu ») en 1954, renforçant ce climat.
Ce cadre favorise un pluralisme religieux : protestantismes multiples, catholicisme, judaïsme, puis islam, hindouisme, bouddhisme. Cette diversité stimule une intense vie associative. Les Églises sont des lieux de socialisation politique, de charité et de mobilisation électorale. Les présidents mobilisent souvent un registre religieux pour rassembler : de Kennedy (1961) à Obama (2009), en passant par Reagan (1981), la rhétorique de la vocation morale de l’Amérique revient comme un refrain.
En même temps, la Cour suprême balise les frontières : elle interdit la prière obligatoire à l’école publique (Engel v. Vitale, 1962) et le catéchisme financé par l’État (Lemon v. Kurtzman, 1971), tout en protégeant la liberté de conscience.
À retenir
La Constitution garantit la liberté religieuse et l’absence d’Église d’État, mais une « religion civile » – symboles, références à Dieu, cérémoniels – demeure centrale. Les Églises structurent la vie civique, tandis que la Cour suprême trace les limites entre foi et institutions.
Religions et mobilisations politiques : des droits civiques aux « culture wars »
Dans les années 1950-1960, les Églises afro-américaines deviennent l’épine dorsale du mouvement des droits civiques. Le pasteur Martin Luther King puise dans la Bible et le sermonnaire baptiste pour appeler à la déségrégation et à la justice. Dans sa « Lettre de la prison de Birmingham » (1963), il justifie la désobéissance civile au nom d’une loi morale supérieure.
En 1957, King cofonde la Southern Christian Leadership Conference (SCLC) avec d’autres pasteurs, ce qui illustre le rôle structurant de l’institution ecclésiale dans cette mobilisation. King incarne une théologie chrétienne de la non-violence et du rêve américain, distincte de la « Black Theology » formulée plus tard par James Cone à la fin des années 1960. Cette spiritualité de la justice contribue à l’adoption du Civil Rights Act (1964) et du Voting Rights Act (1965), montrant comment foi et progrès démocratique peuvent converger.
À partir des années 1970, le centre de gravité se déplace : la légalisation de l’avortement (Roe v. Wade, 1973) et la transformation des mœurs suscitent l’essor d’un christianisme évangélique politiquement mobilisé. Des organisations comme la Moral Majority (fondée en 1979 par Jerry Falwell) puis la Christian Coalition (1990) structurent un camp pro-life et défendent la famille traditionnelle, l’enseignement du créationnisme/intelligent design, ou la prière à l’école.
Face à elles, des coalitions pro-choice (Planned Parenthood, associations féministes, grandes dénominations mainline) plaident la liberté reproductive et le respect de la neutralité de l’État. La Cour suprême tente des équilibres (Planned Parenthood v. Casey, 1992), puis rebat profondément les cartes avec Dobbs v. Jackson (2022), qui annule Roe v. Wade et renvoie la régulation de l’avortement aux États, d’où une géographie morale contrastée entre côtes libérales et ceinture intérieure plus restrictive.
Ces affrontements, qualifiés de « culture wars », désignent les conflits qui opposent depuis les années 1970 conservateurs et libéraux autour de questions de société (avortement, école, droits LGBTQ+, mœurs). Ils s’expriment non seulement dans les tribunaux et les urnes, mais aussi dans les médias religieux. Les télévangélistes (Pat Robertson, Jerry Falwell, Billy Graham), les chaînes évangéliques et la radio conservatrice amplifient les discours moraux et favorisent la mobilisation électorale. Les mégachurches deviennent des espaces où la religion s’articule directement à l’engagement citoyen et partisan.
À retenir
Les Églises afro-américaines ont porté les droits civiques en inscrivant leur action dans une théologie de la justice et de la non-violence. Depuis les années 1970, les « culture wars » opposent conservateurs et libéraux, avec un rôle décisif des médias religieux dans la mobilisation.
Campagnes électorales et décisions publiques : coalitions religieuses et politiques d’État
Depuis 1980, la droite religieuse devient un pilier de la coalition républicaine. Ronald Reagan parle d’« empire du mal » et fédère évangéliques, catholiques conservateurs et mormons autour d’un agenda pro-life et familiste. À l’inverse, le Parti démocrate s’appuie davantage sur les Églises afro-américaines, les principales dénominations protestantes « mainline » et des catholiques favorables à l’État social et aux droits civiques. Les sondages de sortie des urnes soulignent le poids des « white evangelicals » chez les républicains, tandis que les minorités religieuses et raciales votent plus souvent démocrate.
Sur le plan des politiques publiques, George W. Bush crée en janvier 2001 le White House Office of Faith-Based and Community Initiatives, destiné à soutenir les organisations caritatives religieuses dans l’action sociale. Ces programmes prolongent des initiatives déjà existantes, mais soulèvent des critiques : en favorisant des structures confessionnelles, ils brouillent parfois la frontière entre État et Églises. Sous Barack Obama, ce dispositif devient l’Office of Faith-Based and Neighborhood Partnerships, montrant la continuité mais aussi une tentative de diversification.
Donald Trump consolide l’alliance avec l’électorat évangélique (nominations de juges fédéraux, y compris à la Cour suprême), ce qui pèse sur les décisions liées à l’avortement et à la liberté religieuse.
Sous Joe Biden, catholique pratiquant, la Maison-Blanche défend le droit à l’IVG au niveau fédéral lorsque c’est possible, tout en plaidant pour des protections de liberté religieuse : le balancier américain illustre une cohabitation conflictuelle de principes concurrents.
Les campagnes elles-mêmes codent ces clivages : discours en églises, références bibliques, coalitions interconfessionnelles (rabbins, pasteurs, prêtres), mobilisation de pastors networks et micro-ciblage des électeurs pratiquants. Pourtant, l’électorat croyant est loin d’être monolithique : jeunes évangéliques plus sensibles au climat et à la justice raciale, catholiques divisés selon l’origine sociale et l’ancrage régional, montée des « nones » (catégorie désignant les personnes sans affiliation religieuse, environ 30 % des adultes en 2021 selon Pew Research, en hausse constante depuis 1990) qui pèsent sur la stratégie démocrate.
À retenir
Depuis 1980, l’enracinement religieux des coalitions électorales s’est approfondi : évangéliques et catholiques conservateurs structurent le vote républicain, tandis que les Églises afro-américaines et les croyants progressistes soutiennent souvent les démocrates. L’essor des « nones » illustre une mutation du paysage religieux et politique américain.
Conclusion
De Kennedy à Biden, la politique intérieure américaine s’écrit au croisement d’un constitutionnalisme laïque et d’une culture religieuse vivace. Le religieux a servi de ressort émancipateur (droits civiques), mais aussi de vecteur de clivages dans les culture wars (avortement, école, mœurs). Comprendre les États-Unis, c’est saisir ce va-et-vient entre pluralisme religieux, mobilisation des Églises, arbitrages judiciaires, médias religieux et stratégies électorales.
La comparaison internationale éclaire ces spécificités. En France, la laïcité repose sur une neutralité stricte : l’État ne finance ni ne reconnaît aucun culte, et les références religieuses restent largement absentes du discours politique officiel. Aux États-Unis, au contraire, la religion est visible dans l’espace public et mobilisée par les dirigeants comme un langage politique légitime, à travers une « religion civile » omniprésente. En Inde, autre démocratie laïque, la coexistence religieuse se heurte à de fortes tensions communautaires : la montée du nationalisme hindou fragilise le sécularisme constitutionnel et accentue les conflits avec les minorités musulmanes ou chrétiennes.
Ces contrastes montrent que la relation entre religion et politique prend des formes diverses : séparation stricte en France, visibilité publique assumée aux États-Unis, coexistence fragile en Inde. Autant de modèles qui invitent à réfléchir à la place de la religion dans la vie politique des sociétés contemporaines.
