Introduction
Au milieu des années 1970, deux dictatures parmi les plus anciennes d’Europe s’effondrent presque coup sur coup. Le 25 avril 1974, au Portugal, des militaires descendent dans les rues de Lisbonne, des œillets au bout de leurs fusils : c’est la Révolution des Œillets, qui met fin à l’Estado Novo instauré par Salazar. Un an plus tard, en Espagne, la mort du général Francisco Franco, au pouvoir depuis la guerre civile de 1936-1939, ouvre la voie à une transformation progressive du régime.
Ces transitions, surveillées de près par les États-Unis et l’Europe de l’Ouest dans le contexte de la guerre froide, visent à éviter un basculement communiste dans la péninsule Ibérique. Elles traduisent un mouvement plus large de démocratisation de l’Europe du Sud.
Le Portugal : de la Révolution des Œillets à la démocratie
Depuis les années 1930, le Portugal vit sous l’Estado Novo, régime autoritaire fondé par Salazar puis dirigé par Marcelo Caetano. La censure, la police politique et surtout les guerres coloniales en Angola, Mozambique et Guinée-Bissau affaiblissent le pays. Ces conflits longs et coûteux mobilisent une grande partie de la jeunesse et alimentent le mécontentement au sein de l’armée.
Le 25 avril 1974, un groupe d’officiers, le Mouvement des Forces Armées (MFA), organise un coup d’État pacifique. La population descend massivement dans les rues pour soutenir les militaires, plaçant des œillets dans leurs fusils. Le régime s’effondre en quelques heures.
S’ouvre alors une période instable, appelée Processo Revolucionário em Curso (PREC), marquée par les nationalisations, l’occupation des terres et de vifs affrontements politiques. Le Parti communiste portugais (PCP), dirigé par Álvaro Cunhal, joue un rôle central en poussant à une transformation radicale. La crainte d’un basculement vers un régime communiste s’accroît, notamment après la tentative de coup d’État de 1975, menée par des secteurs militaires proches de la gauche radicale.
La situation se stabilise avec la Constitution de 1976. Elle consacre la démocratie représentative et garantit les libertés, mais conserve aussi des références « révolutionnaires », affirmant par exemple le « chemin vers le socialisme ». Ces ambiguïtés entretiennent les tensions. Les élections voient la victoire du Parti socialiste de Mário Soares, mais le PCP reste influent. La véritable consolidation démocratique se fait dans les années 1980, avec la victoire en 1985 de la droite modérée du Parti social-démocrate (PSD) de Cavaco Silva et l’ancrage d’un bipartisme durable PS/PSD, qui stabilise la vie politique portugaise.
À retenir
La Révolution des Œillets ouvre une transition conflictuelle. La Constitution de 1976 installe un régime démocratique, et la victoire du PSD en 1985 ancre définitivement la démocratie dans un système bipartite PS/PSD.
L’Espagne : de la mort de Franco à la démocratie
En novembre 1975, Franco meurt après près de quarante ans de dictature. Le roi Juan Carlos Ier, désigné par Franco, choisit pourtant de mener son pays vers la démocratie.
Sous l’impulsion du Premier ministre Adolfo Suárez, la loi pour la réforme politique (1976) ouvre la voie aux élections libres. En 1977, un moment décisif survient : la légalisation du Parti communiste espagnol, dirigé par Santiago Carrillo. Celui-ci accepte des compromis majeurs, comme la reconnaissance de la monarchie parlementaire et du drapeau national, ce qui permet d’intégrer toutes les forces politiques dans le processus.
Les élections de 1977 donnent la victoire à l’Union du centre démocratique (UCD). En 1978, l’adoption d’une Constitution démocratique, approuvée par référendum, instaure une monarchie parlementaire, garantit les libertés fondamentales et reconnaît l’autonomie régionale pour la Catalogne, le Pays basque et la Galice.
La transition reste fragile. La crise économique liée au choc pétrolier entraîne chômage et inflation, alimentant les tensions sociales. La violence politique (attentats de l’ETA, extrême droite) accentue les incertitudes. En février 1981, un coup d’État militaire échoue grâce au discours télévisé de Juan Carlos, qui apparaît en uniforme et défend fermement la légalité démocratique. Ce geste renforce la légitimité de la monarchie parlementaire. L’élection du socialiste Felipe González en 1982 achève de consolider la transition.
À retenir
La transition espagnole réussit grâce aux compromis politiques et à l’intégration du Parti communiste. La Constitution de 1978, approuvée par référendum, et l’alternance de 1982 stabilisent la démocratie.
Un mouvement de démocratisation en Europe du Sud
Ces deux transitions ne sont pas isolées. En Grèce, la dictature des colonels s’effondre en 1974 après la crise chypriote. Le retour de Konstantínos Karamanlís, l’adoption d’une Constitution en 1975 et le référendum de décembre 1974 établissant une République parlementaire ancrent le pays dans la démocratie. La Communauté économique européenne (CEE) conditionne explicitement l’adhésion à la stabilité démocratique, ce qui renforce l’ancrage géopolitique de la transition.
Ces trois pays rejoignent ensuite la Communauté européenne (Grèce en 1981, Portugal et Espagne en 1986). La perspective d’adhésion agit comme un moteur de démocratisation, car la Communauté exige le respect des libertés et de l’État de droit.
Ces transitions illustrent ce que le politologue Samuel Huntington appelle les « vagues de démocratisation ». Depuis le XIXᵉ siècle, il identifie plusieurs périodes où un grand nombre de pays basculent vers la démocratie. La troisième vague (années 1970-1990) inclut l’Europe du Sud, mais aussi l’Amérique latine (Argentine, Brésil, Chili) et l’Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin.
À retenir
Le Portugal, l’Espagne et la Grèce rejoignent la troisième vague de démocratisation. Leur intégration européenne renforce la solidité de leurs institutions et leur stabilité politique.
Conclusion
Entre 1974 et 1982, le Portugal et l’Espagne passent d’une dictature autoritaire à une démocratie stable. Au Portugal, la Révolution des Œillets, le rôle du PCP et les ambiguïtés de la Constitution de 1976 précèdent la consolidation durable avec la victoire du PSD en 1985 et l’ancrage du bipartisme PS/PSD.
En Espagne, la mort de Franco, les compromis politiques (y compris du Parti communiste) et le rôle décisif du roi Juan Carlos en 1981 permettent l’adoption de la Constitution de 1978, approuvée par référendum, et l’alternance de 1982. Aux côtés de la Grèce, qui choisit la République parlementaire et conditionne son adhésion à la CEE à la stabilité démocratique, ces expériences illustrent la démocratisation de l’Europe du Sud et s’inscrivent dans la troisième vague mondiale de transitions démocratiques de la fin du XXe siècle.
