Le fonctionnement des tables de mobilité

icône de pdf
Signaler
Dans cette leçon, tu apprendras à comprendre et interpréter les tables de mobilité, outils essentiels pour mesurer les trajectoires sociales entre générations. Tu verras comment elles permettent d’évaluer la reproduction, la mobilité ascendante ou descendante, tout en découvrant leurs limites statistiques et la notion de fluidité sociale. Mots-clés : tables de mobilité, mobilité sociale, fluidité sociale, reproduction sociale, inégalités, sociologie.

Introduction

Pour mesurer la mobilité sociale, les sociologues ont besoin d’outils statistiques capables de comparer les positions sociales entre générations. L’un des instruments les plus utilisés est la table de mobilité, construite à partir des enquêtes de l’Insee. Ces tableaux permettent de visualiser les trajectoires sociales des individus par rapport à leurs parents et d’évaluer dans quelle mesure la société française est plus ou moins ouverte à la promotion sociale. Leur lecture met en évidence la reproduction sociale, la mobilité ascendante et le déclassement, mais elle comporte aussi certaines limites liées à la classification des professions et à l’évolution du monde du travail.

La construction des tables de mobilité

Les tables de mobilité sont des tableaux à double entrée qui croisent deux informations essentielles :

  • la catégorie socioprofessionnelle (PCS) du père, c’est-à-dire la position d’origine ;

  • la PCS de l’enquêté, c’est-à-dire la position atteinte à l’âge adulte.

Chaque cellule du tableau indique le nombre (ou le pourcentage) d’individus appartenant à la PCS indiquée en ligne (celle du père) et à celle indiquée en colonne (celle de l’enquêté).

Exemple : si l’on lit la ligne des ouvriers, on peut observer quelle part de leurs enfants sont devenus ouvriers, employés, professions intermédiaires ou cadres. À l’inverse, la colonne des cadres montre d’où proviennent les individus aujourd’hui cadres : enfants de cadres, d’ouvriers, d’employés, etc.

L’Insee construit ces tables à partir des grandes enquêtes Formation et qualification professionnelle (FQP) et des enquêtes Emploi, qui interrogent les actifs âgés de 35 à 59 ans, lorsque leur carrière est déjà bien établie. La PCS du père est relevée au moment où l’enquêté terminait ses études, afin de comparer deux générations à un moment comparable du cycle de vie.

À retenir

Les tables de mobilité comparent la position socioprofessionnelle du père et celle de l’enquêté. Elles mesurent les flux de mobilité sociale entre générations.

La lecture des tables : reproduction, mobilité ascendante et déclassement

La lecture des tables de mobilité peut se faire de plusieurs manières :

  • La diagonale du tableau regroupe les individus qui occupent la même position sociale que leur père. Elle mesure la reproduction sociale.

Exemple : les fils d’ouvriers qui sont eux-mêmes ouvriers.

  • Les cellules situées au-dessus de la diagonale indiquent une mobilité ascendante, c’est-à-dire une progression dans la hiérarchie sociale.

Exemple : les fils d’ouvriers devenus professions intermédiaires ou cadres.

  • Les cellules situées en dessous de la diagonale représentent la mobilité descendante ou le déclassement, lorsque la position sociale est inférieure à celle des parents.

Exemple : un fils de cadre devenu employé.

La table peut être analysée en ligne (que deviennent les enfants d’une catégorie donnée ?) ou en colonne (de quelles origines viennent les individus appartenant à une catégorie donnée ?).

Ces deux lectures permettent de distinguer la destinée sociale et le recrutement social d’une catégorie.

Exemple : d’après l’enquête FQP 2014-2015, environ 37 % des fils d’ouvriers restent ouvriers, mais 27 % deviennent professions intermédiaires et 10 % accèdent aux postes de cadres. À l’inverse, près de la moitié des cadres sont enfants de cadres, preuve du poids de la reproduction sociale.

À retenir

La diagonale d’une table de mobilité révèle la reproduction sociale. Les cases au-dessus signalent la mobilité ascendante, celles en dessous le déclassement.

Les intérêts des tables de mobilité

Les tables de mobilité constituent un outil essentiel de la sociologie empirique.

Elles présentent plusieurs atouts majeurs :

  • Elles permettent une objectivation statistique des trajectoires sociales : on peut mesurer précisément la part de reproduction, de promotion ou de déclassement dans une génération.

  • Elles offrent une vision historique : en comparant les enquêtes FQP de 1953, 1977, 1993 et 2015, l’Insee montre que la mobilité totale a augmenté dans la seconde moitié du XXᵉ siècle, puis s’est stabilisée.

  • Elles distinguent les mouvements structurels dus à la transformation de l’emploi (mobilité structurelle) des évolutions liées à la fluidité sociale (égalité des chances indépendamment des structures économiques).

  • Elles servent de base à de nombreuses recherches sociologiques, de Claude Thélot à Louis-André Vallet, qui ont permis de décrire l’évolution de la mobilité et de la reproduction sociales en France.

À retenir

Les tables de mobilité sont précieuses pour objectiver la mobilité intergénérationnelle et suivre son évolution dans le temps.

Les limites des tables de mobilité

Malgré leur utilité, ces tables présentent plusieurs limites méthodologiques et conceptuelles :

  • Difficulté à hiérarchiser certaines PCS. Les six grands groupes socioprofessionnels (agriculteurs, indépendants, cadres, professions intermédiaires, employés, ouvriers) ne forment pas une hiérarchie toujours claire. Il est parfois difficile de classer certains métiers, notamment les artisans ou commerçants, par rapport aux salariés.

Exemple : un artisan est-il socialement plus haut placé qu’un technicien salarié ?

  • Transformation des métiers dans le temps. Les conditions d’emploi, le prestige ou la rémunération associés à un métier ont beaucoup évolué. Un cadre des années 1960 n’exerce pas les mêmes fonctions qu’un cadre d’aujourd’hui. Comparer les générations suppose donc une stabilité des catégories qui n’existe pas toujours.

  • Exclusion de certains groupes sociaux. Les enquêtes concernent uniquement les actifs occupés ou anciens actifs. Les personnes au chômage de longue durée, les inactifs, les travailleurs précaires ou à temps très partiel sont mal représentés, ce qui sous-estime certaines formes de déclassement ou d’exclusion.

  • Granularité insuffisante. Les catégories sont parfois trop larges : les différences internes aux groupes (ouvriers qualifiés/non qualifiés, employés du public/privé, professions intermédiaires diverses) sont invisibles. Les travaux de Cédric Hugrée ont montré que des flux significatifs échappaient à la classification traditionnelle.

À retenir

Les tables de mobilité reposent sur des catégories imparfaites et ne prennent pas toujours en compte la diversité des emplois ni la précarisation du travail.

Les nouvelles approches : PCS 2020 et schémas de classes d’emploi

Pour surmonter ces limites, la nomenclature socioprofessionnelle a été rénovée en 2020. Deux approches complémentaires ont été proposées par Thérèse Amossé, Julien Gros, Mélanie Bouchet-Valat et Julie Cayouette-Remblière :

  • Le schéma de classes d’emploi, qui distingue désormais quatre niveaux de qualification (supérieur, intermédiaire, d’exécution qualifié et d’exécution peu qualifié) et intègre les travailleurs indépendants. Il permet d’analyser la stratification du monde du travail à la lumière des nouvelles formes d’emploi (CDD, intérim, auto-entrepreneuriat).

  • La catégorie de l’élite socioprofessionnelle, dite des « dirigeants et professionnels de haut niveau », correspondant environ au 1 % supérieur de la population active. Elle met en évidence la forte reproduction sociale en haut de l’échelle (odds ratio supérieur à 30 selon Amossé et Bouchet-Valat, 2024).

Ces outils offrent une vision plus fine des hiérarchies contemporaines et permettent de mieux comprendre la polarisation sociale et la persistance des inégalités.

À retenir

Les nouvelles classifications (PCS 2020, classes d’emploi, élite socioprofessionnelle) affinent l’analyse de la mobilité sociale en tenant compte de la diversification des statuts et de la reproduction au sommet de la hiérarchie.

Conclusion

Les tables de mobilité constituent un instrument central pour étudier les changements de position sociale entre générations. En croisant la PCS du père et celle de l’enquêté, elles rendent visibles les logiques de reproduction, d’ascension et de déclassement.

Mais leur lecture doit être nuancée : la hiérarchisation des professions, les mutations du travail et l’exclusion des formes d’emploi précaires en limitent la portée. Les approches récentes de la PCS 2020 et des classes d’emploi cherchent à renouveler cet outil afin de mieux saisir les réalités du XXIᵉ siècle, marquées par la fragmentation du salariat et la concentration du pouvoir social dans une élite restreinte.