Introduction
Observer la mobilité sociale, c’est comprendre comment les individus se déplacent dans la hiérarchie sociale au fil du temps et entre générations. Ces mouvements ne sont pas aléatoires : ils traduisent les dynamiques de la structure sociale, autrement dit la manière dont les emplois, les qualifications et les inégalités évoluent dans la société. La mobilité révèle à la fois les transformations économiques (mobilité structurelle) et les changements dans les chances de réussite (fluidité sociale). Étudier ces évolutions, c’est interroger la promesse républicaine d’égalité des chances et comprendre pourquoi l’« ascenseur social » semble aujourd’hui en panne.
Mobilité structurelle et fluidité sociale : deux lectures complémentaires
La mobilité structurelle désigne les déplacements sociaux dus à la transformation de la structure des emplois entre deux générations. Lorsque de nouvelles catégories d’emplois apparaissent ou disparaissent, certains individus changent nécessairement de position sociale.
Exemple : la réduction du nombre d’agriculteurs et d’ouvriers au profit des emplois de cadres et de professions intermédiaires a entraîné une mobilité ascendante « mécanique » dans la seconde moitié du XXᵉ siècle.
Mais cette mobilité ne dit rien de la justice sociale. C’est pourquoi les sociologues mesurent aussi la fluidité sociale, qui exprime la probabilité de changer de position indépendamment de l’évolution de la structure des emplois. Une société est d’autant plus fluide que l’origine sociale y pèse moins sur le destin des individus.
Exemple : entre 1977 et 2015, la mobilité totale en France a progressé, mais cette hausse est surtout liée à la transformation de la structure professionnelle ; la fluidité, elle, n’a que faiblement augmenté (Vallet, 2017).
À retenir
La mobilité structurelle découle des transformations économiques, tandis que la fluidité sociale mesure l’égalité des chances entre les origines sociales.
Les formes de mobilité : ascension, reproduction et déclassement
Trois grandes formes de mobilité sociale permettent de lire la structure des strates sociales :
La mobilité ascendante désigne une amélioration de la position sociale par rapport à celle des parents. Elle correspond à une promotion sociale (par exemple, un fils d’ouvrier devenu professeur). Cette mobilité a longtemps dominé pendant les Trente Glorieuses grâce à la croissance économique et à l’expansion des emplois qualifiés.
La reproduction sociale désigne la stabilité de la position d’une génération à l’autre. Elle s’observe sur la diagonale des tables de mobilité. Malgré la démocratisation scolaire, la France reste marquée par une forte reproduction : près d’un enfant de cadre sur deux devient cadre, tandis qu’un fils d’ouvrier sur trois reste ouvrier (Insee, 2019).
Le déclassement social désigne une mobilité descendante, c’est-à-dire la perte de position dans la hiérarchie sociale. Il peut être intergénérationnel (un enfant occupe une position inférieure à celle de ses parents) ou intragénérationnel (perte de statut au cours de la carrière).
Les différences entre les sexes sont significatives. Les femmes connaissent davantage de mobilité ascendante que les hommes lorsqu’on les compare à leurs mères, en raison de la féminisation des emplois qualifiés et du développement du tertiaire. Mais elles restent confrontées à des inégalités persistantes : temps partiel subi, écarts salariaux, plafond de verre. Les hommes, eux, connaissent depuis 2003 une hausse du déclassement, liée au ralentissement de la progression des emplois de cadres et de professions intermédiaires.
À retenir
La mobilité ascendante traduit les possibilités de promotion sociale ; la reproduction et le déclassement révèlent les limites de cette mobilité, particulièrement sensibles selon le sexe et le niveau de diplôme.
Les facteurs de la mobilité sociale
L’évolution de la structure socioprofessionnelle
Le passage d’une société industrielle à une société tertiaire a profondément remodelé les emplois. La diminution des agriculteurs et des ouvriers, conjuguée à la progression des professions intermédiaires et des cadres, a généré une forte mobilité structurelle.
Cependant, ce processus s’est ralenti depuis les années 1990, car la structure de l’emploi s’est stabilisée. Le moteur mécanique de la mobilité s’essouffle, expliquant en partie la stagnation observée de la mobilité totale (Insee, 2019).
La massification scolaire et le rôle du diplôme
Le diplôme est devenu le principal vecteur de mobilité. La massification scolaire — c’est-à-dire l’augmentation rapide du nombre d’élèves accédant au secondaire et au supérieur — a permis à de nombreuses générations d’accéder à des emplois plus qualifiés.
Mais cette démocratisation reste incomplète : les enfants des milieux favorisés réussissent davantage, car ils disposent d’un capital culturel plus élevé (Bourdieu).
De plus, la valeur du diplôme tend à se déprécier : la hausse du nombre de diplômés s’est accompagnée d’un déclassement scolaire, où un niveau d’études plus élevé n’assure plus forcément une position sociale supérieure. C’est ce paradoxe qu’analyse Camille Peugny (2007) : des générations plus diplômées connaissent une mobilité sociale ralentie, car les emplois qualifiés progressent moins vite que la formation.
Les ressources et configurations familiales
Les travaux de Dominique Merllié et Olivier Monso (2007) montrent que les ressources familiales influencent fortement la mobilité.
La taille de la fratrie joue un rôle important : plus les enfants sont nombreux, plus les ressources matérielles et éducatives sont partagées, ce qui limite les chances de réussite.
Le capital culturel transmis par la famille — maîtrise du langage, familiarité avec les codes scolaires, habitudes de lecture — favorise la réussite scolaire et donc la mobilité ascendante.
Les configurations familiales (présence de deux parents, stabilité économique, soutien scolaire) participent également à la reproduction ou à la rupture des inégalités.
À retenir
Les transformations de l’emploi, l’accès à l’éducation et les ressources familiales sont les principaux déterminants de la mobilité sociale.
Débats contemporains : ralentissement de l’ascenseur social et montée du déclassement
Depuis les années 1990, plusieurs sociologues soulignent le ralentissement de la mobilité ascendante et la montée du déclassement.
Louis Chauvel (2006) évoque la « panne prolongée de l’ascenseur social » : les générations nées après 1970 connaissent moins de promotions sociales que leurs aînées. Les classes moyennes, autrefois stables, sont menacées de désaffiliation et voient s’accroître le risque de déclassement.
Camille Peugny (2013) montre que le déclassement intergénérationnel concerne de plus en plus les enfants issus de milieux favorisés, sans que les classes populaires en profitent : les positions se déplacent, mais la hiérarchie demeure.
Louis-André Vallet (2017) nuance ce constat : la fluidité sociale s’est légèrement améliorée, mais reste insuffisante pour compenser le ralentissement de la mobilité structurelle. La société française demeure donc relativement rigide, marquée par la persistance du lien entre origine et destinée sociale.
À retenir
L’ascenseur social s’est ralenti : la mobilité ascendante recule, la fluidité progresse peu et le déclassement touche davantage de catégories, notamment les classes moyennes.
Conclusion
La mobilité sociale reflète la structure des strates sociales et ses transformations. La mobilité structurelle traduit les changements économiques, tandis que la fluidité sociale révèle le degré d’ouverture d’une société. Si la France du XXᵉ siècle a connu une forte mobilité ascendante grâce à la croissance et à la massification scolaire, la période récente se caractérise par un ralentissement et une fragilisation des trajectoires.
Loin d’effacer les inégalités, la mobilité sociale contemporaine les redessine : les écarts de réussite selon l’origine sociale, le diplôme, le sexe ou la famille demeurent au cœur des logiques de reproduction.
