Laïcité en Turquie : l’abolition du califat en 1924

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Explore comment Atatürk a aboli le califat en 1924 pour bâtir une Turquie moderne et laïque, plaçant la religion sous contrôle de l’État. Découvre aussi l’écho mondial de cette décision et les débats actuels autour de la laïcité turque. Mots-clés : Atatürk, abolition du califat, Turquie moderne, laïcité turque, islam et politique, Diyanet.

Introduction

En mars 1924, Mustafa Kemal, futur « Atatürk » (« père des Turcs »), met fin à une institution qui symbolisait depuis des siècles l’unité religieuse de l’islam sunnite : le califat, revendiqué par les sultans ottomans depuis 1517. Pourtant, ce rôle de chef spirituel des musulmans n’était pas unanimement reconnu en dehors de l’Empire ottoman : en Inde, en Égypte ou au Maghreb, certains considéraient le calife ottoman comme un souverain parmi d’autres.

La décision kémaliste n’a donc pas seulement bouleversé la Turquie, mais a eu un écho international. Au moment où la Turquie veut s’ancrer dans la modernité nationale et laïque, le monde musulman s’interroge : qui parlera désormais au nom de l’islam ? Cette réforme radicale soulève ainsi une double question : comment l’abolition du califat a-t-elle servi la construction d’un État moderne en Turquie, et quelles répercussions a-t-elle eues à l’échelle internationale ?

L’abolition du califat : une rupture avec l’héritage ottoman

Après la défaite de 1918, le traité de Sèvres (1920) prévoit l’éclatement de l’Empire ottoman. Mustafa Kemal refuse ce démembrement, mène une guerre d’indépendance victorieuse et obtient avec le traité de Lausanne (24 juillet 1923, signé en Suisse, sur la rive nord du lac Léman) la reconnaissance internationale des frontières et de la souveraineté de la Turquie. La République, quant à elle, est proclamée quelques mois plus tard, le 29 octobre 1923.

Dans ce contexte, la survie du califat paraît incompatible avec le nouvel ordre politique. Le 3 mars 1924, la Grande Assemblée nationale abolit le califat et exilie le dernier calife, Abdülmecid II. Par cette décision, Mustafa Kemal élimine une autorité religieuse susceptible de concurrencer le pouvoir républicain et affirme que la souveraineté réside uniquement dans la nation turque.

Un extrait du discours de Mustafa Kemal du 1ᵉʳ mars 1924 illustre clairement cette volonté : « La Turquie ne peut être gouvernée par deux autorités. La souveraineté appartient sans partage à la nation. Le califat n’est pas nécessaire pour la survie de l’État. Nous devons rompre avec les institutions qui maintiennent le peuple dans l’ignorance et la superstition. »

Ce passage, tiré d’une intervention à la Grande Assemblée nationale, montre que l’abolition du califat n’est pas seulement un geste symbolique, mais une affirmation politique forte : la République doit se libérer des structures religieuses pour se tourner vers la modernité.

Ce geste s’accompagne de réformes décisives : suppression des tribunaux islamiques, nationalisation des écoles religieuses, création du Diyanet (Direction des affaires religieuses), placé sous l’autorité de l’État. Loin d’instaurer une neutralité totale, cette laïcité kémaliste établit un contrôle étroit du religieux.

À retenir

L’abolition du califat met fin à une institution symbolique du monde musulman et affirme la primauté de l’État-nation turc. Elle ouvre une ère de réformes qui placent le religieux sous tutelle étatique.

La laïcité turque : entre modernisation et contrôle du religieux

À partir de 1925, Mustafa Kemal impose une transformation culturelle et juridique : interdiction des confréries soufies, adoption de l’alphabet latin (1928), introduction d’un code civil inspiré du modèle suisse, promotion du costume occidental. En 1928, la Constitution supprime la mention de l’islam comme religion d’État. Ce n’est toutefois qu’en 1937 que la laïcité est formellement inscrite comme principe constitutionnel.

Il ne s’agit pas d’une séparation totale entre État et religion, comme en France, mais d’une laïcité de contrôle : le Diyanet supervise les mosquées, nomme les imams et encadre les prêches. L’objectif est d’éviter toute autorité religieuse autonome qui pourrait menacer l’État républicain. Ces réformes s’accompagnent de mesures sociales emblématiques : en 1934, les femmes obtiennent le droit de vote, signe de la volonté de moderniser la société turque. Mais elles suscitent aussi des résistances dans une population encore attachée à ses traditions religieuses.

Un extrait de la Constitution de 1937, qui introduit formellement la laïcité dans les principes fondateurs de l’État, complète cette vision : « La République de Turquie est un État national, populaire, laïque et républicain. » Cette formulation consacre la laïcité comme un pilier de l’identité nationale turque.

À retenir

La laïcité turque ne sépare pas totalement le politique et le religieux : elle place au contraire l’islam sous la tutelle de l’État, dans un projet de modernisation nationale inspiré des modèles européens.

Résonances internationales : un choc pour le monde musulman

L’abolition du califat n’est pas seulement une affaire turque : elle bouleverse l’ensemble du monde musulman. En Égypte, l’université d’al-Azhar organise des débats sur la possibilité d’élire un nouveau calife. En Inde coloniale, le mouvement khilafat, déjà né après 1919, s’effondre avec la disparition du califat ottoman. Des ligues islamiques et des penseurs musulmans voient dans cette disparition un vide spirituel et politique.

À l’échelle internationale, l’abolition relance les discussions sur l’unité du monde musulman : certains espèrent restaurer le califat ailleurs, d’autres plaident pour une organisation moderne, comme la future Ligue islamique mondiale fondée en 1962. La décision turque illustre donc une tension entre nationalisme moderne et aspiration religieuse transnationale. La presse arabe de l’époque, par exemple, s’interroge sur l’avenir de l’unité islamique, tandis que des intellectuels indiens dénoncent une perte d’autorité morale.

À retenir

L’abolition du califat a eu une résonance géopolitique bien au-delà de la Turquie, posant la question de l’unité du monde musulman et de la place de la religion dans la politique internationale.

Une laïcité redéfinie depuis les années 2000

Tout au long du XXe siècle, l’armée turque se pose en gardienne de l’héritage kémaliste et intervient régulièrement (1960, 1971, 1980, 1997) pour contrer la montée des partis religieux. Mais depuis 2002, le Parti de la justice et du développement (AKP) de Recep Tayyip Erdoğan a redéfini le rapport entre religion et politique.

La réislamisation de l’espace public se traduit par la levée de l’interdiction du voile dans les universités et les administrations, par le développement du rôle du Diyanet, ou encore par la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée en 2020. Toutefois, il ne s’agit pas d’un effacement de la laïcité : l’État reste officiellement laïque, mais la définition de la laïcité évolue, laissant une plus grande visibilité à la religion dans la sphère publique.

À retenir

Depuis 2002, la Turquie connaît une redéfinition de sa laïcité : l’islam occupe davantage d’espace public, mais sans que la laïcité, inscrite dans la Constitution, disparaisse complètement.

Conclusion

L’abolition du califat en 1924 symbolise la volonté d’Atatürk de rompre avec l’Empire ottoman et de bâtir un État-nation moderne et laïque. Cette décision a non seulement transformé la Turquie, mais a eu une résonance internationale majeure dans le monde musulman. Aujourd’hui encore, la laïcité turque reste un terrain de débats : entre héritage kémaliste, rôle de l’armée, et redéfinition opérée par l’AKP.

Un parallèle permet de stimuler la réflexion : en France, la laïcité repose sur la séparation stricte des Églises et de l’État (1905), tandis qu’en Turquie, elle signifie surtout le contrôle du religieux par l’État. En Inde, à la même époque, le débat sur la place de la religion prend une autre forme, liée à la coexistence de plusieurs confessions et aux tensions entre hindous et musulmans. Ces comparaisons montrent que la relation entre religion et politique est une question universelle, mais chaque État y apporte une réponse différente selon son histoire et ses enjeux.