La pluralité des influences et les trajectoires improbables

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Dans cette leçon, tu vas découvrir comment la socialisation, à travers la famille, l’école, les pairs, les médias ou le travail, façonne les comportements et identités. Tu comprendras aussi comment les contradictions entre influences peuvent mener à des trajectoires improbables et comment l’individu joue un rôle actif dans ses choix. Mots-clés : socialisation, trajectoires improbables, reproduction sociale, pluralité des instances, Bourdieu, Lahire.

Introduction

Chaque individu est le produit d’une multitude d’expériences sociales. Famille, école, pairs, médias, travail ou engagements façonnent des manières d’agir et de penser qui ne vont pas toujours dans le même sens. Contrairement à l’idée d’une socialisation homogène et stable, la sociologie contemporaine — en particulier les travaux de Bernard Lahire — montre que les individus sont traversés par des dispositions multiples, parfois contradictoires. Cette pluralité peut engendrer des trajectoires atypiques ou improbables, comme celles d’enfants de milieux populaires accédant à des positions sociales élevées, ou au contraire de descendants de classes favorisées connaissant un déclassement. Ces parcours traduisent la complexité de la socialisation dans les sociétés contemporaines.

Bernard Lahire : la pluralité des socialisations

Dans L’Homme pluriel (1998), Bernard Lahire critique l’idée, héritée de Bourdieu, d’un habitus unifié et cohérent. Il propose au contraire une vision plurielle et contextuelle de la socialisation.

L’individu, selon lui, n’est pas le produit d’un seul univers social, mais le résultat de multiples socialisations vécues dans des contextes différents (famille, école, travail, loisirs, religion, groupe d’amis, médias). Chacun de ces contextes inculque des dispositions spécifiques, qui peuvent entrer en tension. Ces dissonances ne sont pas des anomalies : elles sont constitutives de la vie sociale moderne, marquée par la mobilité, la diversification des expériences et la coexistence de valeurs contradictoires.

Exemple : un élève issu d’un milieu populaire peut être socialisé, à la maison, à la modestie et à la solidarité, mais à l’école à la compétition et à la performance individuelle. Ces influences divergentes coexistent sans toujours se neutraliser : elles forment une personnalité composite.

À retenir

Pour Lahire, les individus contemporains sont des « hommes pluriels » : leurs comportements reflètent la diversité des contextes de socialisation qu’ils ont traversés.

Dissonances culturelles et contradictions des dispositions

Cette pluralité d’influences peut produire des dissonances culturelles, c’est-à-dire des écarts entre les dispositions incorporées dans différents contextes.

  • Entre famille et école : un enfant élevé dans un milieu peu familier des codes scolaires peut se sentir en décalage avec les attentes de l’école (langage, attitudes, goût de la lecture). Mais il peut aussi développer une curiosité et un rapport au savoir singuliers, nourris par la tension entre ces univers.

  • Entre milieu d’origine et milieu professionnel : un individu issu d’un milieu ouvrier qui accède à un poste de cadre peut ressentir une double appartenance : reconnaissance dans un monde nouveau, mais fidélité à des valeurs populaires (simplicité, travail collectif). Ce « tiraillement » peut être source d’inconfort mais aussi de créativité et d’adaptation.

  • Entre genre et socialisation professionnelle : une femme socialisée à la discrétion et à la coopération peut devoir adopter des comportements d’autorité dans une profession de direction, comme l’a montré Anne Zolesio dans ses travaux sur les femmes chirurgiennes.

Ces dissonances ne sont donc pas seulement des obstacles : elles peuvent favoriser des trajectoires paradoxales, où l’individu réussit à articuler des dispositions hétérogènes pour s’adapter à des environnements variés.

À retenir

Les dissonances culturelles naissent de la confrontation entre socialisations différentes. Elles traduisent la complexité des trajectoires sociales contemporaines.

Les trajectoires improbables : réussite en milieu populaire et ascension sociale

Certains parcours illustrent la manière dont la pluralité des influences peut produire des trajectoires improbables.

Des enfants de milieux modestes parviennent à s’approprier les codes scolaires et culturels des classes favorisées, tout en conservant des liens forts avec leur monde d’origine. Ces « réussites improbables » sont souvent liées à des contextes de socialisation mixtes : un enseignant attentif, un parent investi, une bibliothèque municipale, un environnement amical stimulant.

Les études de Lahire montrent que ces parcours dépendent souvent de dispositions croisées : goût de l’effort transmis par la famille, curiosité encouragée par l’école, confiance acquise dans des espaces de reconnaissance sociale. Ces influences combinées rendent possibles des trajectoires d’ascension sociale, bien que statistiquement minoritaires.

Dans Les Héritiers (1964), Bourdieu et Passeron décrivaient la reproduction des élites scolaires. Les travaux ultérieurs — de Lahire ou d’autres sociologues — montrent au contraire que certains individus parviennent à contourner ces déterminismes, grâce à des expériences de socialisation singulières, où des soutiens extérieurs compensent les handicaps initiaux.

À retenir

Les trajectoires improbables reposent sur des combinaisons de socialisations hétérogènes qui permettent à certains individus de s’émanciper partiellement de leur milieu d’origine.

Les récits d’ascension sociale : entre déchirement et recomposition identitaire

Les écrivains Annie Ernaux et Didier Éribon ont donné une dimension littéraire et introspective à ces expériences de mobilité sociale.

Dans La Place (1983) et Les Années (2008), Ernaux évoque la difficulté d’articuler deux univers : celui de son enfance ouvrière et celui du monde intellectuel qu’elle a intégré. Elle décrit une forme de désajustement permanent, une honte sociale et culturelle née de la distance avec son milieu d’origine.

De même, dans Retour à Reims (2009), Éribon analyse le sentiment de fracture identitaire éprouvé par ceux qui s’extraient de leur classe populaire : réussite professionnelle et reconnaissance symbolique s’accompagnent souvent d’une culpabilité liée à l’éloignement familial et à la trahison perçue de son monde d’origine.

Ces récits mettent en lumière la tension entre les habitus hérités et les nouvelles dispositions acquises. Ils illustrent la complexité des socialisations plurielles : réussir, c’est parfois apprendre à vivre entre deux univers, sans appartenir pleinement à aucun.

À retenir

Les récits d’Ernaux et d’Éribon montrent que l’ascension sociale ne se réduit pas à une réussite matérielle : elle s’accompagne de déchirures symboliques, fruits de socialisations multiples et contradictoires.

Conclusion

La pluralité des instances de socialisation — famille, école, pairs, travail, médias — engendre des parcours singuliers où coexistent des influences parfois discordantes.

En soulignant cette complexité, Bernard Lahire invite à penser la socialisation non comme un modèle unique, mais comme une composition dynamique d’expériences et de dispositions.

Les trajectoires improbables, qu’elles se traduisent par une réussite en milieu populaire ou par une ascension douloureuse, révèlent la capacité des individus à jongler entre des univers sociaux différents. Elles rappellent que la socialisation, loin de fabriquer des êtres uniformes, produit des identités plurielles et souvent paradoxales.