La justice peut se comprendre selon deux dimensions. D’un côté, la justice légale correspond à l’ensemble des règles en vigueur dans une société, formulées par le pouvoir politique et destinées à organiser la vie collective. De l’autre, la justice morale repose sur des principes éthiques censés valoir indépendamment des lois, comme le respect de la dignité ou de la liberté. On peut alors se demander si le droit, en tant que système normatif, incarne véritablement ce qui est moralement juste, ou s’il arrive que la légalité et la justice entrent en conflit.
La loi comme fondement de la vie juste en société
La fonction première de la loi est d’établir un cadre commun, stable et applicable à tous. Elle rend possible une coexistence pacifique, en définissant ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. En ce sens, elle vise à prévenir l’arbitraire et à garantir l’égalité formelle entre les citoyens.
Chez Aristote, dans Éthique à Nicomaque, la justice légale correspond à la conformité aux lois de la cité (polis). Il en souligne l’importance pour l’harmonie collective, tout en reconnaissant qu’une loi générale peut être inadaptée à certaines situations particulières. Il introduit alors la notion d’équité (epieikeia), qui consiste à corriger la loi en fonction du cas concret, pour se rapprocher davantage de la justice véritable.
Chez Platon, dans Les Lois, le droit ne repose pas sur un accord entre citoyens, mais sur une vision rationnelle du bien. Il s’agit d’orienter les âmes vers l’ordre et la vertu, grâce à une législation qui exerce à la fois une fonction disciplinaire et éducative. Toutefois, Platon ne renonce pas à toute forme de participation : son régime reste partiellement mixte, associant institutions hiérarchisées et formes de persuasion civique, même s’il ne repose pas sur un fondement démocratique.
Dans les sociétés modernes, le droit vise aussi à traduire certains idéaux moraux. Ainsi, le droit du travail, en limitant la durée du temps de travail ou en encadrant les licenciements, protège la dignité des salariés. De même, les lois interdisant les discriminations sexuelles, raciales ou religieuses s’efforcent d’incarner un principe d’égalité morale.
Le droit cherche donc à représenter des valeurs partagées et à garantir un minimum de justice dans les relations sociales.
La loi peut s’écarter de la justice morale
Mais il ne suffit pas qu’une loi soit adoptée selon des procédures légales pour qu’elle soit juste. L’histoire montre que des lois peuvent être parfaitement légales, mais profondément immorales : les lois raciales aux États-Unis, les lois de ségrégation en Afrique du Sud ou les législations autorisant la torture ou la censure dans certains régimes autoritaires.
Saint Augustin, dans La Cité de Dieu, formule une distinction décisive : Lex iniusta non est lex — « une loi injuste n’est pas une loi ». Il ne nie pas la validité juridique de la règle — qui peut être effectivement appliquée — mais son lien à la justice véritable, qu’il fonde dans l’ordre divin. Ainsi, la légalité n’est pas un critère suffisant de légitimité : une loi n’est juste que si elle participe à un ordre moral supérieur.
La figure de Socrate illustre cette tension. Dans L’Apologie, il affirme qu’il continuerait à philosopher même si la cité lui ordonnait de se taire, car il obéit à une exigence morale supérieure. Mais dans Criton, il refuse de fuir sa condamnation, par respect pour les lois de la cité auxquelles il a consenti en vivant à Athènes. Cette position n’exprime pas une hiérarchie simple, mais une tension interprétative : Socrate semble osciller entre le respect du droit établi et la fidélité à sa conscience. Il incarne ainsi le conflit possible entre obligation légale et exigence éthique.
Cette question devient centrale chez Hannah Arendt, dans Eichmann à Jérusalem. Elle analyse le cas d’un fonctionnaire nazi qui applique les lois de son pays sans les remettre en question. Arendt montre que l’obéissance légale peut dissimuler une abdication du jugement moral. Ce qu’elle appelle la « banalité du mal », c’est justement cette capacité à faire le mal sans haine, par simple conformité à un ordre légal. Légal ne veut donc pas dire juste.
Des débats contemporains illustrent encore ce décalage : certaines lois encadrant l’accueil des migrants, la rétention administrative ou les mesures de surveillance peuvent être contestées au nom des droits humains, même si elles sont adoptées légalement. Cela montre que le droit est parfois en tension avec la conscience morale et les principes de justice universelle.
Droit et morale : une articulation possible sans confusion
Pour éviter de confondre ces deux ordres, plusieurs penseurs ont proposé des distinctions rigoureuses.
Kant, dans La Métaphysique des mœurs, distingue nettement le droit et la morale. Le droit concerne les actions extérieures, et il est légitime dès lors qu’il permet à chacun d’exercer sa liberté sans nuire à celle d’autrui. Il est lié à une forme de contrainte légale, non à l’intention morale. La morale, en revanche, suppose que le sujet agisse par devoir, par respect pour la loi qu’il se donne à lui-même, selon l’impératif catégorique. Ainsi, un commerçant honnête par peur de la sanction est juridiquement juste, mais n’a pas agi moralement. Cette distinction permet de comprendre qu’un État peut imposer des règles sans prétendre gouverner la conscience.
John Rawls, dans Théorie de la justice, construit une autre articulation. Il ne part pas d’une morale transcendante, mais d’une procédure rationnelle de délibération. Des citoyens raisonnables, placés derrière un « voile d’ignorance » (ne sachant rien de leur position sociale), choisiraient des principes équitables pour tous. Ces principes sont universalisables, non au sens d’une vérité morale absolue, mais comme résultat d’un consensus rationnel dans des conditions d’équité. Cela justifie par exemple le principe d’égalité des libertés fondamentales ou la redistribution en faveur des plus défavorisés. L’universalisation procédurale fonde ainsi la légitimité du droit, sans postuler de métaphysique morale.
Les droits fondamentaux, souvent invoqués dans les constitutions ou les traités internationaux, occupent une place particulière : ils ne sont pas déduits d’une morale universelle transcendante, mais résultent d’un consensus historique et politique, forgé après les grandes catastrophes du XXᵉ siècle. Ils servent de repères minimaux, à partir desquels on peut juger la légitimité d’un droit national. Par exemple, l’interdiction de la torture ou la protection de la liberté d’expression sont considérées comme des normes inviolables, quelle que soit la législation locale.
Conclusion
La justice légale ne se confond pas avec la justice morale. Si le droit est nécessaire pour garantir la vie collective et l’égalité des règles, il peut parfois entrer en contradiction avec des principes éthiques fondamentaux. Il ne suffit donc pas qu’une loi soit votée pour qu’elle soit juste. Droit et morale ne doivent ni être confondus, ni être séparés de façon radicale. Le droit ne se réduit pas à un ordre technique : il doit rester ouvert à la critique éthique, fondée sur des principes comme la dignité, la liberté et la responsabilité. Une loi est légitime non seulement lorsqu’elle est légale, mais lorsqu’elle respecte des principes de justice procédurale et des droits fondamentaux reconnus par la raison et l’histoire.