Introduction
Entre avril et juillet 1994, environ 800 000 personnes sont tuées au Rwanda, principalement des Tutsis, mais aussi des Hutus modérés opposés au régime ou ayant tenté de protéger leurs concitoyens. Ce génocide, reconnu par l’ONU, s’est déroulé en cent jours, dans un pays de petite taille, sans réaction militaire internationale. Les massacres ont été commis à grande échelle par des miliciens, mais aussi par de nombreux civils ordinaires, incités et encadrés par les autorités. À l’issue du génocide, le Rwanda se retrouve face à un défi immense : juger des centaines de milliers de suspects, tout en reconstruisant une société profondément meurtrie. Le pays choisit une solution originale en réactivant une forme de justice communautaire adaptée à l’ampleur de la crise : les juridictions gacaca. Cette expérience singulière interroge la capacité d’une société à faire justice après un crime de masse.
Le génocide de 1994 : ampleur des crimes et crise judiciaire
Le 6 avril 1994, l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana est abattu. Cet attentat déclenche immédiatement une campagne d’extermination contre les Tutsis. Des listes de personnes à tuer sont diffusées, des barrages sont installés, et les meurtres sont encouragés par les autorités locales. Radio-Télévision Libre des Mille Collines (RTLM) joue un rôle central dans la diffusion de la haine et des consignes de mise à mort.
La victoire militaire du Front patriotique rwandais (FPR), dirigé par Paul Kagame, met fin aux massacres en juillet 1994. Le pays sort exsangue de ce génocide : les infrastructures sont détruites, des millions de personnes ont fui, et plus de 120 000 personnes sont emprisonnées pour participation présumée au génocide. Le système judiciaire classique, désorganisé, est incapable de traiter un tel volume de dossiers.
Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), créé par l’ONU fin 1994, siège à Arusha (Tanzanie). Il est chargé de juger les personnes accusées d’avoir joué un rôle central dans la planification ou l’exécution du génocide : hauts responsables politiques, militaires, administratifs, religieux, mais aussi journalistes de la RTLM. Ce tribunal ne traite qu’un nombre limité de dossiers — une cinquantaine de jugements — et n’a pas vocation à juger les crimes commis localement par des milliers de citoyens ordinaires.
Face à cette situation, le gouvernement rwandais met en place une justice complémentaire, ancrée dans la proximité des communautés : les juridictions gacaca.
À retenir
Le génocide rwandais a impliqué une très grande partie de la population. Si le TPIR a jugé les principaux organisateurs, le Rwanda a dû inventer un modèle de justice locale pour traiter l’ensemble des crimes commis sur le terrain.
Les juridictions gacaca : une réponse locale à une situation exceptionnelle
Le terme gacaca signifie « pelouse » en kinyarwanda : il désigne une pratique ancienne de résolution de conflits communautaires en plein air. Le gouvernement rwandais s’inspire de cette tradition pour créer un système judiciaire populaire. La loi instaurant les gacaca est adoptée en 2001. Une phase expérimentale débute en 2002 dans certaines communes, avant une généralisation du dispositif à l’ensemble du pays en 2005.
Les juridictions gacaca reposent sur la participation communautaire : les juges (appelés inyangamugayo, « personnes intègres ») sont élus au sein de la population locale. Les procès se déroulent en public, sans avocat, et s’appuient sur les témoignages, les aveux et les échanges directs entre accusés, victimes et témoins.
Les crimes sont classés en trois catégories juridiques :
Catégorie 1 : auteurs, planificateurs et organisateurs du génocide (chefs militaires, responsables politiques, violeurs, auteurs de meurtres d’une particulière cruauté).
Catégorie 2 : auteurs d’homicides non classés en catégorie 1 ou d’actes de violences graves.
Catégorie 3 : auteurs de délits contre les biens (pillage, destruction de maisons, vols).
Les peines varient selon la catégorie, la gravité des faits, et l’attitude de l’accusé. Pour les personnes coopératives, certaines peines sont aménagées sous forme de travaux d’intérêt général (travaux d’utilité publique, TIG) : il s’agit de tâches encadrées comme la réparation de routes, la construction d’écoles ou de logements, l’entretien de sites publics, etc.
Le but n’est pas seulement de punir, mais aussi de restaurer les liens dans les communautés. C’est une forme de justice réparatrice, qui cherche à reconnaître les victimes, à encourager les aveux, à réintégrer les coupables repentants et à favoriser la reconstruction du tissu social.
À retenir
Inspirées d’une pratique traditionnelle, les gacaca ont permis de juger rapidement et localement près de deux millions de cas, dans une logique de justice participative visant à sanctionner mais aussi à reconstruire.
Limites et critiques d’un modèle inédit
Le système gacaca a représenté une solution pragmatique face à l’impasse judiciaire. Il a permis d’obtenir des aveux, de retrouver des corps, de reconstituer les faits dans les villages et de réinsérer certains condamnés dans la société. Ce processus a contribué à l’élaboration d’une mémoire nationale du génocide, en rendant visibles les violences et en impliquant les communautés dans leur traitement.
Mais les limites du modèle sont importantes. Le manque de formation des juges non professionnels, l’absence de défense juridique ont soulevé des critiques sur les droits des accusés. Certaines condamnations ont reposé sur des témoignages non vérifiés, parfois motivés par des conflits personnels ou des pressions locales.
Surtout, les juridictions gacaca ne jugent que les crimes liés au génocide. Les violences commises par des membres du FPR, notamment contre des civils hutus après la fin du génocide, ne sont pas incluses dans ce dispositif. Cette sélection alimente une critique récurrente : celle d’une justice des vainqueurs, centrée sur une seule forme de violence, au détriment d’une reconnaissance globale des souffrances.
Enfin, la participation communautaire, parfois forcée, a pu créer des tensions, faire renaître des divisions, ou provoquer de nouvelles peurs chez les survivants et les témoins.
À retenir
Les gacaca ont permis une justice à grande échelle, mais elles ont été critiquées pour leurs limites procédurales, leur partialité et l’exclusion des crimes des vainqueurs. Elles restent cependant un modèle inédit de justice post-génocide.
Conclusion
Face à l’ampleur du génocide des Tutsis et à l’incapacité du système judiciaire traditionnel à y répondre, le Rwanda a conçu une justice communautaire originale et massive. Les juridictions gacaca, expérimentées dès 2002 et généralisées en 2005, ont permis de juger localement des centaines de milliers d’accusés, en associant les communautés aux processus judiciaires. Ce modèle a contribué à la recherche de la vérité, à la reconnaissance des victimes et à la réintégration des coupables repentants, dans une démarche de justice réparatrice. Si les critiques sont nombreuses — absence de défense, asymétrie de traitement, mémoire partielle — les gacaca constituent une tentative sans équivalent de concilier justice, mémoire et reconstruction après un génocide.
