Introduction
Publié en 1688, l’ouvrage de Jean de La Bruyère porte son titre complet : Les Caractères ou les mœurs de ce siècle. Souvent abrégé en Les Caractères, ce livre s’inspire des Caractères du philosophe grec Théophraste (IIIᵉ siècle av. J.-C.), qui proposait une galerie de portraits-types (l’avare, le menteur, le bavard…). Mais La Bruyère ne se contente pas de traduire : il adapte, enrichit et transforme ce matériau ancien en une œuvre personnelle et profondément ancrée dans son temps. Son ambition est claire : observer et décrire la société du XVIIᵉ siècle pour en révéler les travers, en mêlant humour et réflexion.
L’auteur et son époque
Jean de La Bruyère (1645-1696) grandit dans une famille aisée et suit des études de droit. Après avoir exercé comme avocat, il achète une charge de trésorier des finances à Caen. Grâce à Bossuet, il entre en 1684 au service du duc de Condé comme précepteur. Cette position l’installe au cœur de la haute société, dont il observe attentivement les comportements.
Le contexte est celui du règne de Louis XIV, qui impose son pouvoir absolu à Versailles et contrôle la noblesse. La société reste divisée en trois ordres (clergé, noblesse, tiers état) et les inégalités sont flagrantes. La Bruyère écrit ainsi à une époque où la grandeur de la cour masque la misère du peuple. En littérature, la querelle des Anciens et des Modernes oppose deux visions de l’art : La Bruyère prend parti pour les Anciens, défendant l’imitation des modèles antiques.
À retenir
La Bruyère vit au cœur du XVIIᵉ siècle classique : témoin des excès de la cour et des inégalités, il observe la société pour en dégager des vérités universelles.
Structure et forme de l’œuvre
L’ouvrage compte 16 livres, chacun abordant un thème particulier. Au total, on y trouve environ 1 120 remarques, c’est-à-dire des fragments composés de portraits, de réflexions et de maximes. Cette organisation donne à l’œuvre une forme fragmentaire et foisonnante : chaque remarque peut se lire indépendamment, mais toutes dessinent ensemble une vaste fresque des comportements humains. Le découpage en « livres » ou « chapitres » donne une illusion d’ordre, mais c’est avant tout un moyen de classer des observations variées.
À retenir
Les Caractères sont une œuvre fragmentaire : une mosaïque de remarques et maximes qui, mises bout à bout, offrent une comédie sociale de tout un siècle.
Les premiers livres : clés de lecture
Les quatre premiers livres posent les bases de la critique morale de La Bruyère :
Des ouvrages de l’esprit (Livre I) : critique des auteurs prétentieux et des œuvres médiocres qui cherchent plus à briller qu’à instruire.
Du cœur (Livre II) : observation des passions humaines (jalousie, vanité, amour-propre) qui corrompent les relations entre les hommes.
Des esprits forts (Livre III) : critique de la religion superficielle ou de l’athéisme ostentatoire, révélant la fragilité des certitudes spirituelles.
Des femmes (Livre IV) : portraits des comportements féminins selon les codes et stéréotypes du XVIIᵉ siècle, entre coquetterie, frivolité et pouvoir social.
Ces premiers livres donnent déjà la méthode de La Bruyère : dresser des portraits vifs, utiliser l’ironie et chercher, derrière les défauts individuels, une vérité générale sur la nature humaine.
À retenir
Les premiers livres révèlent les grandes lignes du projet moraliste : dénoncer les travers humains, qu’ils soient intellectuels, passionnels, religieux ou sociaux.
Les livres sociaux et politiques
À partir du Livre V, l’observation se déplace vers la vie sociale et politique :
De la société et de la conversation (Livre V) : critique des individus égocentriques qui ne savent pas écouter et cherchent toujours à dominer la parole.
Des biens de fortune (Livre VI) : réflexion sur la puissance corruptrice de l’argent.
De la ville (Livre VII) : satire des comportements urbains, où règnent ambition, hypocrisie et malveillance.
De la cour (Livre VIII) : description d’un univers fondé sur le mensonge, l’ambition et les manœuvres.
Des grands (Livre IX) : critique des privilèges et des excès des puissants, souvent arrogants et méprisants.
Du souverain ou de la république (Livre X) : dénonciation des guerres de Louis XIV et esquisse d’un souverain idéal, juste et raisonnable.
Ces livres sont les plus célèbres car ils peignent la société française du XVIIᵉ siècle comme une comédie sociale, où chacun joue un rôle, masque ses intentions et poursuit son intérêt personnel.
À retenir
La Bruyère met en scène la société comme un théâtre : ville, cour et grands deviennent les acteurs d’une comédie où dominent hypocrisie et ambition.
La comédie sociale et les portraits
L’expression « comédie sociale » désigne à la fois le théâtre comique et, plus largement, le spectacle du monde où chacun joue un rôle. La Bruyère observe cette « mise en scène » quotidienne et brosse des portraits satiriques : avares, ambitieux, flatteurs, égoïstes…
Ses portraits sont dynamiques : les personnages sont décrits en action, souvent par des gestes, des dialogues ou des attitudes. Ce sont des caricatures : des défauts grossis pour mieux faire réfléchir le lecteur. L’humour, l’hyperbole, l’ironie et la comparaison animale renforcent la satire. Derrière chaque personnage, La Bruyère vise un type universel, reconnaissable en tout temps.
Exemple : Gnathon, figure de l’égoïsme, n’existe pas seulement au XVIIᵉ siècle : il représente une attitude humaine intemporelle.
À retenir
Les portraits de La Bruyère ne se contentent pas de décrire des contemporains : ils visent des types universels, ce qui explique la modernité de l’œuvre.
L’art de la maxime
Aux portraits s’ajoutent des maximes, brèves et frappantes, qui condensent une vérité générale. Héritier de La Rochefoucauld, La Bruyère en donne une version plus variée, où l’ironie côtoie la gravité. Elles fonctionnent comme des formules mémorables, souvent reprises dans les salons mondains.
Exemple : « La plupart des hommes emploient la première partie de leur vie à rendre l’autre misérable. »
À retenir
La maxime permet de résumer en quelques mots une vérité générale : brève, mémorable et souvent ironique, elle illustre l’esprit classique.
Conclusion
Les Caractères de La Bruyère sont une galerie fragmentaire de plus de mille remarques qui, mises ensemble, composent une fresque vivante de la société du XVIIᵉ siècle. L’auteur observe, critique et caricature ses contemporains, mais pour en dégager des vérités universelles sur la nature humaine. À travers ses portraits, ses maximes et son ironie, il illustre parfaitement l’idéal classique : instruire en plaisant, faire rire pour mieux faire réfléchir. Son œuvre, ancrée dans son époque, garde une étonnante modernité par son regard lucide et universel sur les hommes.
