Introduction
Le numérique bouleverse profondément le monde du travail : il modifie la nature des emplois, les statuts, les qualifications attendues et les relations professionnelles.
Ces mutations, accélérées par la diffusion des technologies de l’information, ne se limitent pas à une simple informatisation. Elles réorganisent les processus de production, ce que certains distinguent en parlant de numérisation (transposition numérique de tâches existantes) et de digitalisation (reconfiguration plus profonde des organisations).
Si cette distinction n’est pas toujours stabilisée dans la littérature, elle permet de mieux appréhender les effets du numérique sur l’emploi. Ces effets sont multiples : apparition de nouveaux métiers, disparition de tâches automatisables, montée en puissance des plateformes, reconfiguration des collectifs de travail et accentuation des inégalités entre catégories de salariés.
Des formes d’emploi bouleversées : automatisation, plateformes, ubérisation
Le numérique transforme les formes d’emploi de plusieurs manières. L’automatisation touche en priorité les tâches répétitives ou standardisées : tri, saisie, logistique, assistance administrative. Des robots logiciels ou physiques peuvent les exécuter plus rapidement et sans interruption, entraînant la suppression de certains postes ou leur transformation.
Simultanément, des emplois nouveaux émergent dans les secteurs liés au numérique : développeurs, experts en cybersécurité, analystes de données, techniciens en maintenance d’infrastructure. Ces postes exigent généralement un haut niveau de qualification.
Le numérique favorise aussi la montée de l’ubérisation, c’est-à-dire le développement de formes d’activité exercées via des plateformes numériques. Des personnes, souvent autoentrepreneurs, proposent leurs services (livraison, transport, tâches ponctuelles) via des applications. Ce modèle s’appuie sur une relation sans contrat de travail et une dépendance économique forte, brouillant la frontière entre salariat et indépendance.
Cette plateformisation du travail pose des questions juridiques. En France, plusieurs décisions de justice ont conduit à requalifier en salariés certains travailleurs de plateformes, en reconnaissant l’existence d’un lien de subordination (notamment dans des arrêts concernant Uber ou Deliveroo). Au niveau européen, un projet de directive vise à encadrer ces formes d’emploi afin de garantir une meilleure protection des travailleurs.
À retenir
Le numérique supprime certains emplois routiniers, en crée de nouveaux à forte valeur ajoutée, et favorise le développement de formes d’emploi atypiques. L’ubérisation remet en question le cadre traditionnel du salariat.
Une polarisation des emplois documentée
Les effets du numérique sur l’emploi ne se répartissent pas de manière homogène. L’un des phénomènes les plus analysés est la polarisation des emplois, décrite notamment par les économistes David Autor et David Dorn. Cette polarisation se manifeste par un déclin des emplois intermédiaires, souvent routiniers et automatisables, au profit des emplois très qualifiés et de certains emplois peu qualifiés mais non remplaçables par des machines.
En France, selon l’INSEE, la part des professions intermédiaires dans l’emploi total a baissé de 27 % en 1991 à 25 % en 2020, tandis que celle des cadres est passée de 13 % à plus de 20 % sur la même période. Parallèlement, les emplois d’exécution dans les services (aides à domicile, agents d’entretien) ont progressé.
Les emplois les plus exposés à la disparition sont ceux dont les tâches sont routinières, codifiables, et peu relationnelles. À l’inverse, les emplois très qualifiés reposant sur des compétences cognitives complexes et ceux impliquant des interactions humaines soutenues (soins, petite enfance) résistent davantage.
À retenir
Le numérique favorise une polarisation du marché du travail : les emplois intermédiaires déclinent, tandis que les très qualifiés et certains emplois peu qualifiés progressent, renforçant les inégalités professionnelles.
Des relations de travail reconfigurées mais inégalement
Les outils numériques ne changent pas seulement les emplois : ils transforment aussi les relations professionnelles et les modalités d’encadrement.
Les messageries, logiciels de suivi, plateformes collaboratives permettent plus de flexibilité et d’autonomie apparente, mais ils facilitent également un pilotage à distance du travail. Le management par objectifs devient central : les performances sont évaluées via des indicateurs de performance (exemples : nombre de livraisons effectuées, taux de réponse, temps de connexion). Cela peut accroître la pression sur les salariés, même en l’absence de supervision physique.
Cette pression se manifeste souvent par une surcharge cognitive, liée à l’accumulation de décisions à prendre, de données à traiter et de sollicitations numériques multiples. Les outils numériques peuvent aussi étendre le travail au-delà des horaires habituels, brouillant les frontières entre sphère privée et professionnelle.
Le télétravail, mis en avant lors de la crise sanitaire, a illustré ces changements. Mais sa diffusion reste inégalitaire : il concerne surtout les cadres, les professions qualifiées et les salariés des grandes entreprises. Selon la DARES, seuls 29 % des salariés télétravaillent au moins occasionnellement, et cette part chute nettement dans les emplois peu qualifiés.
Les collectifs de travail peuvent être affaiblis par la distance et la numérisation. Le travail à distance ou en mode dématérialisé limite les échanges informels, les soutiens entre collègues et les dynamiques de groupe. Dans le cas des plateformes, l’absence de lieux communs et de statut clair rend plus difficile la mise en place des représentations collectives (syndicats, comités sociaux et économiques), ce qui pose la question de la défense des droits dans ces formes d’emploi.
À retenir
Le numérique transforme les relations de travail : il renforce l’autonomie apparente mais intensifie le contrôle. Le management par objectifs, la surcharge cognitive et l’isolement professionnel touchent certains salariés, tandis que les formes classiques de représentation (syndicats, IRP) deviennent plus difficiles à mobiliser dans les activités numériques ou à distance.
Conclusion
Le numérique agit comme un puissant levier de transformation du travail. Il modifie les formes d’emploi, accentue la polarisation du marché du travail, et transforme les relations professionnelles. Si certains en tirent profit — notamment dans les emplois qualifiés et innovants — d’autres subissent une précarisation accrue, notamment dans les formes d’emploi issues de l’ubérisation.
Ces évolutions posent des défis majeurs en matière de protection sociale, de régulation juridique et de dialogue social. Comprendre ces mécanismes est essentiel pour anticiper les effets du numérique sur les trajectoires professionnelles, les inégalités et le fonctionnement même du monde du travail.
