Introduction
Comprendre les grands traumatismes du passé suppose d’en explorer à la fois les traces établies par la recherche historique et les mémoires plurielles qu’ils laissent dans les sociétés. Ces deux dimensions s’articulent autour de deux notions fondamentales : l’histoire, qui repose sur une démarche critique et méthodique, et la mémoire, qui exprime un rapport subjectif et souvent conflictuel au passé. Ces approches peuvent converger ou s’opposer, notamment lorsqu’il s’agit de violences de masse. Ces tensions ont nourri la réflexion juridique internationale au XXe siècle, avec l’émergence de deux concepts majeurs : le crime contre l’humanité et le génocide, qui tentent de qualifier juridiquement des crimes d’une gravité exceptionnelle.
Cette leçon éclaire la genèse de ces concepts et les enjeux mémoriels et politiques qui leur sont liés, en croisant les regards de l’histoire, du droit et de la science politique.
Histoire et mémoire : deux rapports au passé
L’histoire se construit à partir de sources, dans une logique critique. Elle vise à comprendre les événements passés en les contextualisant et en croisant les points de vue. L’historien adopte une posture distanciée, soumise au débat scientifique.
La mémoire, en revanche, est un rapport vivant, souvent affectif et engagé, au passé. Elle peut être individuelle ou collective, transmise dans les familles, les groupes sociaux ou les États. Contrairement à l’histoire, elle est partielle, évolutive et parfois instrumentalisée. Elle peut nourrir l’identité d’un groupe ou renforcer des clivages.
Les conflits du XXe siècle ont généré des mémoires multiples et parfois antagonistes. Ainsi, la mémoire de la guerre d’Algérie reste morcelée entre les récits des anciens combattants, des harkis, des Algériens indépendantistes ou des victimes civiles, en France comme en Algérie. Ce morcellement entrave l’émergence d’un récit consensuel.
L’historien Pierre Nora a distingué ces deux rapports au passé en théorisant la notion de « lieu de mémoire » : un espace où se cristallisent des tensions entre mémoire vive et histoire critique.
À retenir
L’histoire repose sur une méthode scientifique visant à comprendre le passé, tandis que la mémoire est un rapport subjectif et évolutif. Leurs interactions sont particulièrement sensibles dans le traitement des conflits ou des violences de masse.
Le crime contre l’humanité : une construction juridique progressive
L’expression crime contre l’humanité apparaît pour la première fois en 1915, dans une déclaration conjointe de la France, du Royaume-Uni et de la Russie, qui dénoncent les massacres d’Arméniens perpétrés par l’Empire ottoman. Cette déclaration n’a pas de portée juridique, mais elle constitue une condamnation morale et politique inédite, marquant une première tentative de mise en accusation symbolique d’un État pour des crimes commis contre une population civile.
Ce n’est qu’en 1945, avec la création du Tribunal militaire international de Nuremberg, que la notion acquiert une définition juridique. Le crime contre l’humanité est alors entendu comme un ensemble d’actes (assassinats, extermination, déportation, tortures…) commis contre des civils, de manière systématique, pour des motifs politiques, raciaux ou religieux. Cette notion s’applique même si ces actes ont été légalisés par le droit national de l’époque, ce qui constitue une avancée majeure du droit international.
Dans les années 1990, deux tribunaux pénaux internationaux ad hoc sont créés par l’ONU pour juger des crimes commis en ex-Yougoslavie (TPIY, 1993) et au Rwanda (TPIR, 1994). Ces juridictions temporaires permettent la mise en œuvre concrète des notions de crime contre l’humanité et de génocide, bien avant la création d’une instance permanente.
Le Statut de Rome, adopté en 1998 et entré en vigueur en 2002, fonde la Cour pénale internationale (CPI). Celle-ci est compétente pour juger les crimes les plus graves : génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes d’agression. Elle n’intervient cependant que lorsque les États ne veulent ou ne peuvent exercer leur compétence juridictionnelle. Ce principe, dit de complémentarité, signifie que la CPI n’est pas prioritaire : elle ne juge qu’en dernier recours, lorsque la justice nationale fait défaut.
Il faut noter que des puissances majeures comme les États-Unis, la Chine et la Russie ne sont pas parties au Statut de Rome, ce qui limite l’universalité de la CPI et soulève des questions sur son autorité et son efficacité dans certaines situations géopolitiques.
À retenir
Le concept de crime contre l’humanité émerge en 1915 comme dénonciation morale, puis devient une catégorie juridique à Nuremberg en 1945. Il est appliqué par des tribunaux ad hoc dans les années 1990, avant la création de la CPI, qui n’intervient qu’en complément des juridictions nationales.
Le génocide : destruction ciblée d’un groupe
Le terme génocide est forgé en 1944 par l’avocat Raphael Lemkin pour désigner l’extermination des Juifs et des Tsiganes par les nazis. Le mot associe genos (groupe) et caedere (tuer). Il désigne la volonté d’anéantir, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, en raison de son identité même.
Le génocide est reconnu comme crime spécifique par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par l’ONU en 1948 et entrée en vigueur en 1951. Elle précise plusieurs formes que peut prendre l’intention d’extermination : meurtres, atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale, entrave à la reproduction, transfert forcé d’enfants, ou conditions de vie délibérément destructrices.
Ce crime se distingue du crime contre l’humanité par l’intention spécifique d’éliminer un groupe identifié. Cette volonté peut s’exprimer dans des plans organisés à l’échelle d’un État, mais elle n’implique pas nécessairement une planification centralisée ou formellement établie. Elle peut se traduire par des dynamiques plus diffuses, nourries par l’idéologie, les discours de haine et l’incitation à la violence.
Le génocide arménien de 1915, bien qu’il soit reconnu par de nombreux États (dont la France), n’est toujours pas reconnu par la Turquie, qui refuse d’employer le terme et évoque un contexte de guerre civile. Cette position entretient un contentieux diplomatique durable et illustre les difficultés liées à la reconnaissance internationale des génocides.
À retenir
Le génocide désigne l’extermination délibérée d’un groupe humain. Il est reconnu juridiquement depuis 1951. Sa reconnaissance reste contestée dans certains cas, comme celui des Arméniens, non reconnu par la Turquie.
Conclusion
Les notions de crime contre l’humanité et de génocide traduisent l’effort du droit international pour nommer, juger et punir les violences extrêmes. Leurs fondements juridiques s’ancrent dans les traumatismes du XXe siècle, et leur application, via des juridictions ad hoc ou la CPI, vise à lutter contre l’impunité. Toutefois, les limites d’universalité de ces instruments, les résistances diplomatiques et les conflits de mémoire soulignent que la justice pénale internationale est aussi un enjeu de pouvoir. En croisant les regards de l’histoire, du droit et de la mémoire, ces concepts permettent de penser les conditions — toujours fragiles — d’une reconnaissance collective des crimes passés.
