Les droits naturels désignent des droits que tout être humain posséderait du seul fait de sa nature. Ils seraient antérieurs à toute convention, à toute loi positive, et valables indépendamment des sociétés ou des cultures. L’idée est que certains droits — comme le droit à la vie, à la liberté ou à la sûreté — seraient universels et inaliénables, constituant des repères fondamentaux que nul pouvoir ne peut légitimement violer. Ces droits ont joué un rôle déterminant dans la formation des États modernes et des démocraties constitutionnelles. Mais sont-ils réellement indépassables, ou bien relèvent-ils d’un contexte historique et culturel particulier, et donc modifiables ?
Nous verrons d’abord que les droits naturels ont été pensés comme fondement universel de la justice, avant d’examiner les critiques qui en soulignent les limites historiques et culturelles, puis d’interroger la possibilité de repères fondamentaux, non absolus mais indispensables à la vie commune.
Les droits naturels comme fondement universel de la justice
Les théories du droit naturel moderne, à partir du XVIIᵉ siècle, visent à établir un fondement du droit indépendant des lois changeantes et des traditions locales. Il s’agit de garantir à chaque individu un ensemble de droits que la simple appartenance à l’humanité suffit à légitimer.
John Locke, dans le Deuxième traité du gouvernement civil, affirme que les individus possèdent par nature des droits inaliénables : à la vie, à la liberté et à la propriété. Ces droits ne sont pas conférés par l’État : ils existent avant lui, et l’État n’est légitime que s’il les protège. Dès lors qu’il les viole, la résistance devient légitime. Cette conception ne parle pas de « souveraineté individuelle », mais elle reconnaît à chaque personne des droits fondamentaux non négociables.
Cette pensée inspire directement la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui affirme que certains droits sont « naturels, inaliénables et sacrés ». Elle repose sur une idée forte : il existe une nature humaine universelle, dont on peut déduire des principes de justice supérieurs aux lois humaines.
L’universalité des droits naturels permet ainsi de limiter l’arbitraire, de fonder un espace de liberté, et de protéger la dignité de la personne. En ce sens, ces droits seraient indépassables, car ils posent les conditions minimales de toute société juste.
L’universalité des droits naturels remise en question
Cependant, cette prétention à l’universalité a été contestée, notamment au XXᵉ siècle, sur le plan historique, philosophique et culturel. De nombreux penseurs ont souligné que ces droits, loin d’être intemporels, sont le produit d’une époque et d’une culture particulière.
Les recherches en anthropologie ont mis en lumière la diversité des conceptions de la personne, du droit et de la justice. Dans certaines sociétés, les valeurs premières ne sont pas l’individualité ou la liberté personnelle, mais la hiérarchie, la tradition, ou l’appartenance communautaire. Ce que l’Occident appelle « droits naturels » peut alors apparaître comme une projection de ses propres catégories sur des contextes très différents.
Par ailleurs, les droits dits fondamentaux évoluent dans le temps. Le droit à l’éducation, les droits des femmes, les droits sociaux, les droits culturels ou encore les droits environnementaux n’ont été reconnus que progressivement. Cette dynamique montre que les droits ne sont pas figés, mais historiquement construits, amendés, et toujours en débat.
En outre, certains philosophes ont mis en doute la possibilité de fonder des normes sur une prétendue « nature humaine ». Si cette nature est elle-même historiquement et culturellement interprétée, elle ne peut fournir un socle absolu. Le mot « métaphysique », dans ce contexte, désigne un fondement situé au-delà de l’expérience historique, un absolu rationnel ou divin. Or, c’est précisément cette dimension intemporelle que remettent en cause les critiques contemporains.
Faut-il pour autant renoncer à toute idée de droits fondamentaux ? Pas nécessairement. Une autre voie est possible, qui reconnaît leur construction historique, tout en affirmant leur nécessité politique et morale.
Des principes fondamentaux nécessaires, sans fondement absolu
L’expérience du XXᵉ siècle — guerres, totalitarismes, génocides — a montré qu’en l’absence de repères partagés, la barbarie devient possible. C’est pourquoi certains penseurs contemporains ont proposé une autre manière de concevoir les droits fondamentaux : non comme des vérités éternelles, mais comme des garanties minimales, nées de l’histoire, auxquelles on ne peut renoncer sans péril.
Hannah Arendt, dans Les Origines du totalitarisme, insiste sur l’importance du droit d’avoir des droits : c’est-à-dire le droit d’appartenir à une communauté politique où l’on est reconnu comme sujet. Ce droit ne repose pas sur une essence humaine, mais sur une exigence politique fondamentale. Il ne peut pas être abandonné sans exclure certaines personnes du champ de l’humanité. Lorsque l’on paraphrase cette idée, on peut dire que nul ne doit être laissé hors du monde commun — non par nature, mais par souci de justice.
De même, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 n’est pas fondée sur une vérité métaphysique. Elle est le fruit d’un accord historique, d’un compromis entre traditions philosophiques diverses, visant à formuler un ensemble de principes que l’humanité reconnaît comme nécessaires à la dignité.
Le philosophe Paul Ricœur, notamment dans Soi-même comme un autre, propose de comprendre ces droits comme des idéaux régulateurs : ils n’expriment pas une vérité absolue, mais orientent l’action. Ce sont des repères normatifs fondamentaux pour guider les institutions, les lois et les comportements. Dans Parcours de la reconnaissance, il montre aussi que la justice repose sur une exigence de réciprocité, d’égale considération, et de protection contre l’humiliation.
Autrement dit, ces droits ne sont pas indépassables au sens d’intangibles, mais nécessaires comme exigences critiques, sans lesquelles il devient impossible de garantir durablement la liberté, l’égalité ou la dignité.
Conclusion
Les droits naturels ont été pensés comme des normes universelles, fondées sur la nature humaine, destinées à limiter l’arbitraire et à garantir la justice. Mais cette universalité est aujourd’hui discutée : ces droits sont historiquement datés, culturellement situés, et continuellement redéfinis.
Cependant, cela ne signifie pas que tout se vaut. Il est possible de penser des principes fondamentaux sans prétention à l’absolu, mais qui s’imposent comme conditions minimales de la vie humaine en société. Non parce qu’ils seraient gravés dans une nature immuable, mais parce que l’expérience historique montre que l’humanité ne peut s’en passer sans se perdre. Ces droits, même historiquement construits, forment un socle indispensable, auquel nous devons veiller, précisément parce qu’il n’est jamais définitivement acquis.