Introduction
À la Renaissance puis aux Lumières, l’Europe redéfinit son rapport au monde. La découverte de nouveaux continents, l’essor de l’imprimerie, les progrès des sciences et l’invention de la perspective bouleversent la manière de figurer la réalité, c’est-à-dire de la représenter par des images ou des récits. Peintres, savants et écrivains transforment le visible en objet de savoir, tout en inventant des mondes imaginaires qui permettent de réfléchir au réel.
Cette révolution visuelle et intellectuelle, qui associe observation, critique et imagination, inaugure une nouvelle conception de la vérité.
La perspective et les arts visuels : mathématiser le regard
En Italie, Alberti (De la peinture, 1435, Florence) fixe les règles de la perspective linéaire. Dürer, en Allemagne, les théorise et les diffuse, reliant l’art aux mathématiques. Cette innovation traduit une idée forte : la vérité peut se saisir dans des formes géométriques.
L’exemple emblématique est L’École d’Athènes de Raphaël (1511, Rome) : les lignes convergent vers Platon et Aristote, installant au centre l’héritage philosophique de l’Antiquité. La composition en perspective donne une profondeur réaliste et met en scène l’ordre rationnel du monde.
D’autres artistes enrichissent ce tournant. Holbein, dans Les Ambassadeurs (1533, Londres), combine une composition en perspective avec une anamorphose — un crâne déformé qui n’apparaît que sous un certain angle. Cette œuvre rappelle que la figuration est relative, dépendante du point de vue, et introduit une critique des illusions visuelles. À l’époque baroque, certains peintres contestent d’ailleurs la rigueur de la perspective unique en multipliant les angles et les effets, soulignant que représenter n’est jamais neutre.
À retenir
La perspective et ses critiques montrent que figurer le monde, c’est à la fois ordonner le visible et interroger la vérité des images.
Cartes et récits de voyage : savoir et domination
La cartographie connaît une révolution. La redécouverte de Ptolémée au XVe siècle fournit un cadre savant, tandis que les portulans méditerranéens offrent des cartes marines précises. En 1569, Mercator publie à Duisbourg son planisphère en projection conforme, outil pratique pour la navigation. En 1570, Ortelius, à Anvers, édite le Theatrum orbis terrarum, premier atlas moderne systématique, diffusé grâce à l’imprimerie. Ces images donnent au monde une forme mesurable, mais elles reflètent aussi les ambitions coloniales des royaumes européens.
Les récits de voyages renforcent cette double dimension. Jean de Léry, dans son Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil (1578, La Rochelle), illustre son récit de gravures qui oscillent entre observation ethnographique et stéréotypes exotiques. Au XVIIIe siècle, les comptes rendus des expéditions de James Cook (1768-1779) sont publiés à Londres avec de nombreuses planches : elles documentent les plantes, les peuples et les paysages, mais ajoutent aussi des détails inventés ou exagérés pour nourrir l’imaginaire européen. La dimension coloniale et l’ethnocentrisme (juger l’autre à travers ses propres valeurs) apparaissent donc dès ces images : figurer le monde, c’est aussi affirmer un pouvoir sur lui.
À retenir
Les cartes et gravures donnent forme au globe, mais elles traduisent autant une curiosité scientifique qu’une volonté politique et coloniale.
Sciences et philosophie : images et vérité
Les sciences de la Renaissance et des Lumières accordent à l’image un rôle central. À Padoue, Vésale enseigne l’anatomie et publie à Bâle De humani corporis fabrica (1543), illustré de planches réalistes : le rythme clair des gravures et la précision des lignes donnent une évidence visuelle au savoir médical. Au XVIIIᵉ siècle, Buffon, en France, accompagne son Histoire naturelle (1749-1788) de planches de plantes et d’animaux, où la rigueur scientifique s’allie à une esthétique séduisante.
Mais cette puissance de la figuration s’appuie aussi sur une philosophie. Pour Descartes (France, Discours de la méthode, 1637), la connaissance passe par la mathématisation du réel : représenter, c’est réduire le monde à des figures claires et distinctes. Galilée (Italie, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, 1632) affirme que le livre de la nature est écrit en langage mathématique. À l’inverse, Pascal (France, Pensées, XVIIᵉ siècle) souligne la relativité du point de vue humain face à l’infini de l’univers. Ces réflexions montrent que les images scientifiques ne sont pas de simples reproductions : elles construisent une vérité interprétée.
À retenir
Les sciences et la philosophie associent image et vérité : figurer le monde, c’est le rendre intelligible, mais toujours selon un point de vue particulier.
Littérature et imagination : inventer d’autres mondes
La littérature prolonge et déplace ce projet. En France, Montaigne, dans « Des Coches » (1588), dénonce les violences coloniales par une écriture visuelle et rythmée : « Tant d’innocentes personnes, tant de villes rasées, tant de nations exterminées… » L’hyperbole et l’accumulation créent une image saisissante qui transforme la critique en tableau dramatique.
Thomas More, en Angleterre, publie Utopia (1516) : il invente une île imaginaire organisée selon des lois justes, pour critiquer l’Angleterre de son temps. Francis Bacon, dans La Nouvelle Atlantide (1627), imagine une société consacrée à la science. Ces utopies construisent un ailleurs fictif qui sert à interroger la réalité.
En France, Cyrano de Bergerac, dans Les États et empires de la Lune (écrit avant 1655, publié en 1657), décrit des créatures et des paysages lunaires. Par l’ironie et l’invention satirique, il réfléchit sur la relativité des coutumes humaines.
Au XVIIIe siècle, Voltaire, dans Micromégas (1752, Paris), met en scène des géants venus d’autres planètes. La disproportion des tailles souligne le relativisme : nos certitudes s’effondrent dès qu’on change d’échelle. La satire anthropocentrique critique l’orgueil humain et rappelle que la vérité dépend du regard porté.
À retenir
Les textes littéraires, de Montaigne à Voltaire, utilisent la figuration imaginaire pour critiquer l’Europe, repenser la société et relativiser les certitudes humaines.
Conclusion
De la Renaissance aux Lumières, la puissance de la figuration transforme la manière de comprendre le monde. Les arts visuels — perspective, peinture, cartographie, gravures — ordonnent et diffusent de nouvelles images du réel. Les sciences et la philosophie associent observation et mathématisation pour fonder une vérité représentée. La littérature invente des mondes utopiques ou satiriques pour réfléchir sur l’humanité.
Ces représentations ne sont jamais neutres : elles traduisent des ambitions intellectuelles mais aussi coloniales, nourrissant à la fois la curiosité scientifique et l’imaginaire exotique. Leur héritage demeure actuel : nos débats sur l’universalisme, le multiculturalisme et la décolonisation du savoir rappellent que figurer le monde, c’est toujours aussi affirmer une certaine conception de la vérité et de la place de l’homme dans l’univers.
