Introduction
À partir du XVIe siècle, les grandes découvertes bouleversent le regard européen sur l’humanité. Les récits de voyage décrivent des sociétés éloignées, aux mœurs surprenantes pour l’Occident. Cette confrontation suscite une interrogation nouvelle : tous les hommes appartiennent-ils à une même humanité, ou la diversité des coutumes remet-elle en cause l’idée d’un universel ?
Montaigne, au temps des guerres de religion, puis les philosophes des Lumières comme Voltaire et Diderot, s’emparent de cette question. Leurs textes témoignent d’une tension : affirmer l’unité des hommes tout en reconnaissant la pluralité des cultures. Cette réflexion, née dans le contexte des conquêtes et de la colonisation, trouve encore aujourd’hui un écho dans les débats sur les droits humains et le multiculturalisme.
Montaigne : relativisme culturel et critique de la conquête
Le XVIe siècle est marqué par les guerres de religion et l’expansion coloniale. Face à la violence en Europe comme en Amérique, Montaigne adopte une position sceptique et tolérante.
Dans « Des Cannibales » (Essais, I, 31), il déclare : « Il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. » Montaigne critique ici l’ethnocentrisme, cette tendance à juger les autres cultures à partir de ses propres valeurs.
Dans « Des Coches » (Essais, III, 6), il dénonce les abus des conquérants : « Tant d’innocentes personnes, tant de villes rasées, tant de nations exterminées pour la négociation des perles et du poivre ! » Le Nouveau Monde devient un miroir qui révèle la barbarie de l’Europe elle-même. Montaigne affirme ainsi une unité fondamentale de l’humanité, que la diversité des coutumes ne remet pas en cause.
À retenir
Montaigne dénonce les violences coloniales et souligne que les différences culturelles n’abolissent pas l’humanité commune. Sa critique relativise la prétendue supériorité européenne.
Les Lumières : universalité revendiquée mais incomplète
Au XVIIIe siècle, les philosophes des Lumières reprennent et amplifient ces interrogations. La diversité des cultures devient un instrument de critique sociale et politique.
Voltaire, dans son Essai sur les mœurs (1756), élargit l’histoire au-delà de l’Europe. Il admire les civilisations de la Chine et de l’Inde, mais exprime aussi des préjugés tenaces : à propos de l’Afrique, il écrit que les habitants sont « des animaux à figure humaine ». Cette ambivalence révèle la difficulté des Lumières à dépasser totalement l’ethnocentrisme.
Diderot, dans le Supplément au voyage de Bougainville (1772), imagine un dialogue philosophique entre Européens et Tahitiens. Le vieillard tahitien reproche au missionnaire d’imposer des lois contraires à la nature : « Nous suivons le pur instinct de la nature. Et toi, que fais-tu ? » Ce relativisme moral dénonce l’injustice de la colonisation. Mais cette fiction ne donne pas réellement la parole aux Tahitiens : elle reste une critique européenne, projetée sur l’Autre.
Ces débats nourrissent la philosophie du droit naturel, qui inspire la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789). En proclamant que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », le texte marque une rupture : l’universel devient principe politique. Pourtant, son universalité reste limitée : les femmes en sont exclues, l’esclavage n’est pas aboli dans les colonies (il faudra attendre 1794, avant un rétablissement en 1802), et le système colonial perdure dans le cadre du Code noir et du commerce triangulaire.
À retenir
Les Lumières affirment une universalité des droits, mais celle-ci demeure incomplète et marquée par les préjugés et le contexte colonial. Voltaire et Diderot illustrent la tension entre ouverture à l’Autre et limites d’un regard européen.
Conclusion
De la Renaissance aux Lumières, la confrontation avec d’autres peuples oblige l’Europe à redéfinir l’humanité. Montaigne critique les violences coloniales et l’ethnocentrisme ; Voltaire et Diderot explorent, avec des nuances et des limites, l’idée d’une humanité commune. La Déclaration de 1789 transforme cette réflexion en projet politique, mais un universalisme encore imparfait, lié au contexte colonial et aux exclusions sociales.
Cette tension entre unité et diversité, entre droit naturel et pluralisme culturel, traverse l’histoire jusqu’à nos jours. Des penseurs contemporains comme Claude Lévi-Strauss (Race et histoire, 1952) ou Tzvetan Todorov (La Conquête de l’Amérique, 1982) ont prolongé cette réflexion sur le relativisme culturel. D’autres, comme Senghor, ont affirmé que la diversité des cultures est une richesse pour l’universel humain. Aujourd’hui, les débats sur les droits humains, le multiculturalisme et l’universalisme républicain reprennent ces interrogations anciennes : comment garantir des droits égaux à tous sans effacer la pluralité des cultures ?
