Introduction
La violence interroge le cœur même de ce qu’est l’humanité. Présente dans les conflits armés, les structures politiques, les relations sociales ou les formes d’exclusion, elle traverse nos vies individuelles et collectives. Est-elle une composante irréductible de la condition humaine ou peut-elle être contenue, transformée, réduite ? Les philosophes contemporains, en croisant anthropologie, philosophie politique et éthique, proposent des outils pour en penser les causes, les formes, les justifications et les limites. Réfléchir à la violence, c’est aussi interroger les fondements de la société et les conditions de la dignité humaine.
Une violence enracinée dans la condition humaine ?
Pour certains penseurs, la violence est un invariant anthropologique : une constante de la vie humaine, présente dans toutes les sociétés. Elle ne serait pas une dérive, mais une donnée de départ.
Dans Le Léviathan, Thomas Hobbes imagine un état de nature où les individus, mus par la peur et la volonté de survivre, se retrouvent dans une situation de conflit permanent — la « guerre de tous contre tous ». Pour sortir de cette insécurité, ils acceptent de se soumettre à une autorité souveraine. L’État vise la paix, mais il repose sur le droit à exercer une violence légitime pour faire respecter l’ordre.
René Girard propose une autre hypothèse : selon lui, le désir mimétique — désir suscité par imitation de l’autre — provoque des rivalités et des conflits. Pour contenir cette violence, les sociétés humaines ont développé un mécanisme sacrificiel inconscient : désigner une victime unique comme responsable, et l’éliminer pour rétablir l’harmonie. Ce mécanisme, non intentionnel, aurait une fonction structurante dans la formation des cultures.
Ces approches montrent que la violence est souvent à l’origine même du lien social. Elle n’est pas seulement une menace à conjurer, mais une force avec laquelle les sociétés doivent composer dès leur naissance.
À retenir
Pour Hobbes comme pour Girard, la violence précède l’ordre social. Elle en justifie l’émergence, tout en demeurant tapie sous ses formes organisées.
La civilisation comme encadrement de la violence
D’autres penseurs insistent sur le fait que la violence peut être canalisée, refoulée ou transformée par les mécanismes culturels, moraux et juridiques.
Dans Malaise dans la civilisation, Sigmund Freud soutient que les pulsions agressives font partie de l’inconscient humain. Pour vivre en société, l’individu doit les refouler, ce qui permet l’ordre collectif. Mais cela engendre aussi des retours du refoulé : des formes de violence détournées, parfois symboliques, ou des pathologies psychiques.
Norbert Elias, dans La Civilisation des mœurs, montre comment, à travers l’histoire, les comportements violents ont été progressivement régulés. L’État moderne centralise la contrainte, et les individus intériorisent des normes de conduite sans contrainte extérieure directe. Cette transformation progressive produit des individus « autodisciplinés », capables de se maîtriser parce qu’ils ont assimilé des règles devenues naturelles.
À l’échelle des sociétés, le développement du droit international, du droit pénal et des droits de l’homme vise à limiter l’usage de la force, y compris celle des États. La civilisation ne supprime pas la violence, mais elle tend à la cadrer par des institutions et des principes universels.
À retenir
La civilisation repose sur l’encadrement de la violence. Elle transforme des pulsions ou des rapports de force en règles intériorisées et codifiées.
Violence politique : domination, légitimité et critique du droit
La violence peut aussi être institutionnalisée et présentée comme légitime. La philosophie politique interroge alors ce qui distingue une autorité nécessaire d’une domination arbitraire.
Max Weber définit l’État comme l’institution qui détient le monopole de la violence légitime : seule l’autorité étatique peut contraindre légalement. Cette définition n’implique pas une approbation de toute violence d’État, mais elle souligne que tout pouvoir s’appuie, en dernière instance, sur la force.
Dans Pour une critique de la violence, Walter Benjamin distingue :
La violence fondatrice (ex. : une révolution ou la conquête d’un territoire) qui établit un nouvel ordre.
La violence conservatrice (ex. : la police ou la justice) qui protège l’ordre établi.
Benjamin ne rejette pas en bloc la violence légale, mais il critique l’idée que le droit puisse fonder à lui seul la justice. Il interroge la possibilité d’une violence juste qui ne soit pas simplement au service du maintien d’un ordre établi.
Michel Foucault, pour sa part, ne parle pas directement de violence, mais analyse des formes de pouvoir diffus, comme la discipline, le biopouvoir ou la surveillance. Ces dispositifs ne s’exercent pas par la force physique directe, mais par la normalisation des comportements, l’encadrement des corps, la gestion des populations. Ce pouvoir est moins visible mais omniprésent.
Quant à la violence symbolique, développée par Pierre Bourdieu, elle désigne une forme de domination qui s’exerce par le biais des mots, des savoirs ou des normes sociales. Les individus dominés intègrent eux-mêmes ces normes et les considèrent comme naturelles, ce qui rend la domination d’autant plus efficace.
À retenir
La violence peut être physique, symbolique ou structurelle. Même légale, elle doit être interrogée : l’ordre établi n’est pas toujours synonyme de justice.
Résister : éthique, responsabilité et désobéissance
Face à des lois ou institutions injustes, la philosophie morale explore les conditions de la responsabilité individuelle et de la résistance.
Dans Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt analyse la conduite d’un bureaucrate nazi qui affirmait « avoir simplement obéi ». Elle parle de banalité du mal : le mal peut être commis sans haine, par simple conformisme. Ce constat rappelle l’importance du jugement personnel : penser par soi-même est un devoir éthique.
La désobéissance civile, théorisée par Henry David Thoreau puis pratiquée par Martin Luther King, repose sur le refus public, non violent, d’une loi jugée moralement injuste. Elle ne cherche pas à renverser l’ordre social, mais à en révéler les failles et à provoquer un sursaut éthique.
Emmanuel Levinas, enfin, propose une éthique du visage : le visage d’autrui me parle, me met en demeure de ne pas tuer, de respecter sa vulnérabilité. Cette éthique précède toute loi : elle oblige sans contraindre, elle appelle sans imposer.
À retenir
Résister à la violence injuste est une exigence éthique. Le jugement moral, la désobéissance et l’attention à l’autre fondent une humanité qui ne se réduit pas à l’obéissance.
Conclusion
La violence traverse la condition humaine sous des formes multiples : instinctive, politique, symbolique. Les philosophies contemporaines montrent qu’elle n’est pas seulement un problème de morale individuelle, mais un enjeu de structure, de pouvoir et de culture. Elle peut être contenue, mais jamais totalement éliminée. C’est pourquoi penser la violence — dans ses causes, ses formes, ses légitimités — est un geste essentiel. Car l’humanité, peut-être, commence précisément lorsque nous refusons de nous résigner à la force.
