La religion désigne un ensemble de croyances, de rites et de représentations visant à relier l’homme à une réalité transcendante ou divine. Elle structure la relation au monde, à la communauté et à soi-même. Or, certaines sociétés modernes semblent fonctionner sans référence religieuse centrale, dans des cadres laïques ou sécularisés. Cela conduit à poser la question suivante : la religion est-elle une condition indispensable à toute forme de vie sociale organisée, ou une société peut-elle s’en passer durablement ?
On peut reconnaître le rôle central qu’a joué la religion dans la formation et la cohésion des sociétés traditionnelles. Cependant, l’émergence de sociétés sécularisées interroge cette nécessité. Il conviendra enfin de se demander si les fonctions jadis assurées par la religion ne sont pas reprises aujourd’hui sous d’autres formes.
La religion, fondement historique des sociétés humaines
La religion a longtemps constitué un cadre symbolique et normatif fondamental pour l’organisation des sociétés. Elle propose une explication de l’origine du monde, fonde l’ordre moral, organise les rites de passage, et légitime les institutions. Elle articule ainsi un ensemble de pratiques et de croyances permettant à une communauté humaine de se représenter son unité et sa place dans l’univers.
Émile Durkheim, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, montre que la religion est avant tout un fait social, et que le sacré est une représentation symbolique de la société elle-même. Ce n’est pas la divinité qui fonde la société, mais la société qui se donne un visage sacré pour se penser, se célébrer et se maintenir. Ainsi, même sans dieu personnel, toute société tend à produire des formes symboliques qui remplissent une fonction comparable à celle des religions traditionnelles.
De ce point de vue, la religion ne se réduit pas à une foi personnelle, mais constitue un cadre normatif des comportements sociaux, articulant les devoirs, les hiérarchies, les interdits et les espoirs.
Rousseau, dans Du contrat social, affirme la nécessité d’une « religion civile » : il ne s’agit pas d’une croyance métaphysique, mais d’un ensemble de principes publics (liberté, justice, patrie) présentés comme sacrés, destinés à renforcer l’unité du corps politique. Ce dispositif vise à garantir la cohésion sociale par l’engagement commun à des valeurs, et non par la soumission à une foi révélée. Il est toutefois contraignant, puisque tout citoyen qui ne respecte pas ces principes est exclu de la communauté.
La sécularisation : une alternative crédible à la religion instituée
Le processus de sécularisation engagé depuis les Lumières a rendu possible la séparation progressive du politique et du religieux. Dans les sociétés modernes, notamment en Europe, l’autorité de la religion a été remplacée par celle de la loi, de la raison et des droits. L’État moderne repose sur la neutralité religieuse et sur la garantie de la liberté de conscience.
Kant, dans La religion dans les limites de la simple raison, subordonne la religion à la morale. Il ne conçoit pas la foi comme une base autonome de l’éthique, mais comme une interprétation symbolique d’une exigence morale que la raison peut formuler indépendamment de toute révélation. Si la religion a une valeur, c’est parce qu’elle prolonge la morale, et non parce qu’elle en serait la source. Dès lors, la vie morale et collective peut s’organiser sans référence religieuse, du moment qu’elle repose sur une législation juste et une éthique rationnelle.
De fait, certaines sociétés contemporaines, comme les pays nordiques, montrent qu’un haut niveau de cohésion, de solidarité et de stabilité est possible sans référence dominante à une religion révélée. Ces sociétés reposent sur des institutions fortes, une éducation civique développée et un attachement aux droits fondamentaux. La religion y est souvent reléguée à la sphère privée, sans que cela affaiblisse le lien social.
Une transformation plus qu’une disparition du religieux
Même dans ces sociétés sécularisées, les fonctions symboliques et sociales assurées autrefois par la religion ne disparaissent pas entièrement. Le besoin de sens, de reconnaissance, d’appartenance et de rituel demeure, même en dehors d’un cadre théologique.
Marcel Gauchet, dans Le désenchantement du monde, interprète la modernité comme la sortie de la religion, c’est-à-dire la fin de son rôle structurant dans l’organisation politique. Il ne s’agit pas d’un simple déclin, mais d’un renversement du rapport entre autorité et croyance : ce n’est plus le divin qui fonde le pouvoir, mais la société qui s’autorise elle-même à travers des institutions profanes. Toutefois, cette sortie laisse des formes résiduelles ou dérivées, comme le culte de la nation, les grands récits politiques, les pratiques commémoratives, qui réinvestissent le besoin humain de cohésion et de transcendance.
Des rituels laïcs (commémorations, cérémonies civiles), des engagements politiques ou des valeurs universelles comme les droits de l’homme jouent un rôle analogique à celui des religions, en donnant du sens, de la norme et de la solidarité. Sans être religieux, ces éléments participent à la symbolisation du lien social.
Conclusion
Certaines sociétés contemporaines fonctionnent sans référence à une religion révélée. La sécularisation, l’autonomie des institutions, la rationalité du droit et la reconnaissance des libertés permettent d’organiser la vie collective sans support théologique.
Cependant, les fonctions fondamentales que remplissait la religion — donner sens, unir, normer — ne disparaissent pas, mais se déplacent. Elles sont assurées par d’autres formes : symboles républicains, valeurs universelles, récits collectifs. La religion peut donc être absente comme institution ou croyance, mais ses fonctions sociales persistent sous des formes profanes.
On peut donc conclure qu’une société sans religion est possible, non comme société sans croyance ou sans sens, mais comme société qui trouve dans ses propres institutions et symboles les ressources de sa cohésion et de son orientation morale.