Sentiment moral, émotion esthétique, art et spiritualité

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Dans cette leçon, tu examines comment la sensibilité, qu’elle soit morale, esthétique ou spirituelle, permet d’éprouver le monde, de juger et de créer. L’émotion devient une voie d’accès au sens, à la transcendance et à l’expression de soi dans l’art. Mots-clés : sentiment moral, émotion esthétique, art et spiritualité, Kandinsky, subjectivité créatrice, philosophie de l’art.

Introduction

Depuis le XIXe siècle, la philosophie et la psychologie interrogent la conscience non comme une instance purement rationnelle et transparente, mais comme un phénomène vécu, traversé par des sensations, des affects et des tensions. Il ne s’agit plus seulement de décrire ce que nous pensons, mais d’analyser ce que nous éprouvons : flux d’émotions, perception du corps, mouvements involontaires, élans spontanés. Cette approche nouvelle vise à comprendre le sujet humain dans sa fragilité, son épaisseur sensible, et ses troubles psychiques, en explorant les liens complexes entre intelligence, sensibilité et expérience intérieure.

Le sentiment moral : émotion, empathie et jugement

Le sentiment moral repose sur un mélange d’émotion et de jugement. Il permet de percevoir une situation comme juste ou injuste, digne ou indigne. Des penseurs comme David Hume ou Adam Smith ont souligné le rôle de la sympathie, cette capacité à ressentir ce que l’autre éprouve. L’émotion n’est pas ici opposée à la raison : elle est le point de départ d’une évaluation morale.

Dans Théorie des sentiments moraux (1759), Smith écrit : « En nous mettant à la place de l’autre, nous éprouvons un sentiment d’approbation ou de désapprobation. » Mais ce ressenti est ensuite structuré par la culture, par l’éducation, et par la narration de soi.

Paul Ricœur prolonge cette idée : le sentiment moral ne se limite pas à l’émotion brute. Il suppose une interprétation, un récit intérieur qui permet au sujet de se comprendre à travers ses affects. L’émotion morale devient ainsi une expérience durable, fondée sur la responsabilité et le souci d’autrui.

À retenir

Le sentiment moral est une émotion orientée par le jugement. Il suppose une capacité à ressentir autrui, mais aussi à se situer comme sujet éthique dans une histoire vécue.

L’émotion esthétique : de l’impression personnelle au partage universel

L’émotion esthétique est à la fois subjective et partageable. Elle naît d’un rapport singulier à l’œuvre, mais tend vers une universalité possible, comme l’explique Kant dans Critique de la faculté de juger (1790). Ce jugement repose sur une harmonie entre imagination et entendement : l’imagination donne une forme libre à la perception, tandis que l’entendement (ou la raison) reconnaît dans cette forme quelque chose de cohérent, bien qu’il ne s’agisse pas d’un concept déterminé.

Ainsi, face à une œuvre d’art, je ressens d’abord une émotion personnelle, mais je suis aussi porté à juger que d’autres peuvent la partager. L’émotion esthétique devient une expérience communicable, bien qu’elle ne repose sur aucun critère objectif.

Ce lien entre forme et émotion se retrouve chez Nietzsche, qui voit dans l’art une manière de sublimer la souffrance. Dans La naissance de la tragédie (1872), il écrit : « L’art est le remède à la douleur de vivre. » Il ne s’agit pas d’effacer le chaos du monde, mais de le transformer en une forme signifiante, capable de donner sens.

À retenir

L’émotion esthétique part d’un ressenti individuel, mais suppose un accord potentiel entre les esprits. Elle implique un travail de mise en forme sensible, qui permet de rendre l’émotion communicable.

Art, sacré et spiritualité : vers une expérience de la transcendance

L’art peut parfois susciter une émotion spirituelle, c’est-à-dire une expérience de transcendance — non forcément religieuse, mais orientée vers ce qui dépasse l’individu, le relie à une réalité plus vaste, plus mystérieuse. Cette idée est centrale dans le symbolisme et l’art abstrait du tournant du XXe siècle.

Le sacré, dans ce contexte, ne renvoie pas nécessairement à un dieu ou à une religion, mais à ce qui interrompt l’ordinaire, ce qui éveille un respect, une mise à distance. Il marque l’irruption d’une valeur supérieure, souvent inexprimable, mais présente dans l’intensité de l’œuvre. Le sacré, c’est l’articulation entre le visible et l’invisible, entre la matière et le sens.

Dans Du spirituel dans l’art (1911), Kandinsky développe cette idée à travers la peinture abstraite. Il conçoit la couleur non comme un effet optique, mais comme une force intérieure qui agit sur l’âme. Il écrit : « La couleur est le clavier, l’œil est le marteau, l’âme est le piano aux cordes multiples. » Ce que Kandinsky cherche à sublimer, c’est l’émotion brute, en la transposant dans une langue spirituelle, faite de vibrations formelles et colorées. L’art abstrait ne cherche pas à représenter l’invisible, au sens religieux ou figuratif, mais à susciter une expérience de dépassement, à signifier l’inexprimable par des moyens non conceptuels.

À retenir

L’art peut ouvrir à une expérience du sacré, compris comme ce qui dépasse l’individu. Il ne cherche pas toujours à représenter un dieu, mais à faire sentir une présence invisible, une force au-delà des apparences.

La personnalité créatrice : révélation d’une subjectivité singulière

Avec le romantisme, puis les avant-gardes modernes, l’artiste devient une figure centrale, non comme artisan, mais comme créateur inspiré, porteur d’une subjectivité irréductible — c’est-à-dire d’une expérience du monde qui ne peut être traduite que par lui.

Dans William Shakespeare (1864), Victor Hugo affirme : « L’art, c’est l’âme humaine mise à nu. » L’artiste est celui qui transforme son intériorité en forme, son vision personnelle en œuvre universelle. Cette subjectivité n’est pas la somme de goûts ou d’émotions : elle est ce qui permet de révéler le monde autrement, de l’habiter avec un regard neuf.

Cette idée s’amplifie avec Freud, qui voit dans l’œuvre un travail de sublimation : l’artiste transforme ses désirs inconscients, ses conflits, en objet symbolique. Il ne copie pas la réalité : il réinvente un monde à partir de sa propre tension intérieure.

À retenir

L’artiste moderne est valorisé comme un créateur dont la subjectivité singulière devient source de vérité partagée. Son œuvre traduit un regard unique sur le monde, capable d’enrichir l’expérience collective.

Conclusion

De la morale à l’esthétique, de la spiritualité à la création, les penseurs et artistes des XIXe et XXe siècles ont affirmé la centralité de la sensibilité dans la formation du sujet et la construction du sens. Le sentiment moral engage l’émotion dans le jugement ; l’émotion esthétique transforme la perception en partage ; l’art devient un espace de transcendance, voire de sacré ; la création devient acte d’expression spirituelle. Loin d’être secondaire, la sensibilité est donc ce par quoi le sujet perçoit, juge, imagine et s’élève — à la fois en lui-même, vers les autres, et vers un horizon de sens plus vaste.