Introduction
À partir de la fin du XIXe siècle, la découverte de la radioactivité bouleverse les savoirs établis sur la matière. Ce phénomène physique, jusqu’alors inconnu, devient le cœur d’un champ scientifique émergent, mobilisant chercheurs, laboratoires, institutions et financements. Entre 1896 et les années 1950, la recherche sur la radioactivité connaît un essor rapide, mêlant découvertes fondamentales, coopérations scientifiques internationales, et applications multiples : médicales, industrielles, militaires.
Les travaux autour de la radioactivité permettent d’observer les modalités concrètes de production des savoirs scientifiques : observations empiriques, formalisation théorique, validation collective, structuration institutionnelle. Ils révèlent aussi les rapports de pouvoir, les exclusions de genre, ainsi que les débats éthiques sur les usages de ces connaissances. Ce processus met en lumière l’importance des figures scientifiques féminines, comme Marie Curie, Irène Joliot-Curie ou Lise Meitner, dans un champ encore largement masculin.
Des découvertes fondatrices (1896-1906) : un phénomène nouveau, une méthode expérimentale rigoureuse
C’est en 1896 que le physicien Henri Becquerel découvre de manière fortuite que des sels d’uranium émettent un rayonnement invisible capable de noircir une plaque photographique, sans action de la lumière. Ce phénomène mystérieux, distinct des rayons X de Röntgen (1895), est rapidement exploré par Marie et Pierre Curie.
En 1898, ils identifient deux nouveaux éléments radioactifs, le polonium et le radium, extraits de la pechblende. Ils développent des instruments de mesure sensibles (notamment l’électromètre de Pierre Curie), permettant d’établir que certains éléments émettent des rayonnements de manière spontanée et continue, sans apport d’énergie extérieure : c’est la radioactivité naturelle.
La méthode des Curie est rigoureuse, empirique et reproductible, mais ne relève pas encore des critères épistémologiques modernes comme la réfutabilité, notion théorisée plus tard par Karl Popper (années 1930), selon laquelle une théorie scientifique doit pouvoir être testée et potentiellement invalidée.
Les échanges scientifiques sont constants : publications dans les revues, participation aux congrès, correspondances. Marie Curie devient la première femme lauréate du prix Nobel de physique en 1903 (avec Pierre Curie et Henri Becquerel), puis du prix Nobel de chimie en 1911.
À retenir
Les travaux de Becquerel et des Curie permettent d’identifier un phénomène physique nouveau, étudié selon une méthodologie expérimentale rigoureuse. La radioactivité devient un champ scientifique à part entière.
Structuration de la recherche et premières applications (1906-1930)
Après la mort de Pierre Curie en 1906, Marie Curie poursuit ses recherches à l’Institut du radium, fondé en 1914 à Paris. D’autres centres majeurs émergent, comme le laboratoire de Rutherford à Manchester, où celui-ci découvre en 1911 que la masse de l’atome est concentrée dans un noyau, modifiant profondément la compréhension de la structure atomique.
En 1932, James Chadwick identifie une nouvelle particule : le neutron, sans charge électrique, ce qui complète le modèle nucléaire de l’atome. Par ailleurs, les expériences de Frédéric et Irène Joliot-Curie aboutissent en 1934 à la mise en évidence de la radioactivité artificielle, c’est-à-dire la capacité à rendre radioactifs des éléments stables par des réactions nucléaires contrôlées.
Ces découvertes reposent sur :
La multiplication des instituts spécialisés, mieux dotés et professionnalisés.
La mise en réseau des scientifiques à l’échelle internationale, notamment par les congrès Solvay.
Une place croissante accordée aux femmes scientifiques, comme Irène Joliot-Curie, même si les inégalités de reconnaissance persistent.
Les applications se diversifient :
Médicales, avec le développement de la curiethérapie (utilisation de radium pour irradier les tumeurs cancéreuses).
Industrielles, notamment dans les instruments de mesure, la fluorescence, les peintures luminescentes et les dispositifs de contrôle qualité.
Énergétiques : les scientifiques commencent à envisager l’exploitation de la radioactivité comme source d’énergie, bien que les technologies de fission ne soient pas encore maîtrisées.
À retenir
La période 1906-1930 voit la structuration institutionnelle de la recherche nucléaire, la découverte de la radioactivité artificielle, et l’apparition de premières applications médicales et industrielles.
Vers l’atome puissance : guerre, énergie et choix politiques (1930-1950)
La fin des années 1930 marque une rupture. En 1938, les chimistes Otto Hahn et Fritz Strassmann réalisent en Allemagne une expérience inattendue : en bombardant de l’uranium avec des neutrons, ils obtiennent du baryum, un élément bien plus léger. La physicienne Lise Meitner, exilée en Suède, interprète ce phénomène avec son neveu Otto Frisch : il s’agit d’une fission nucléaire, processus dans lequel un noyau lourd se brise en deux noyaux plus légers en libérant une grande quantité d’énergie.
Cette découverte bouleverse le monde scientifique et politique. La fission permet théoriquement de libérer une énergie considérable et donc de construire des réacteurs ou des armes.
Aux États-Unis, le projet Manhattan est lancé dès 1942, mobilisant des milliers de chercheurs pour produire une bombe atomique.
La première explosion (test Trinity) a lieu en juillet 1945, suivie par les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki en août.
Ces événements soulèvent des tensions éthiques parmi les chercheurs :
Certains, comme Leo Szilard, militent pour un contrôle international du nucléaire.
D’autres, comme Oppenheimer, acceptent l’usage militaire mais expriment leurs regrets a posteriori.
Une partie des scientifiques reste indifférente ou favorable à l’usage stratégique de ces armes, dans un contexte de guerre totale.
Parallèlement, des projets civils sont lancés :
En 1942, le premier réacteur nucléaire (Chicago Pile-1) est mis en service.
Dans les années suivantes, les premières centrales nucléaires expérimentales voient le jour, marquant le début de l’exploitation énergétique de la fission, pour produire de l’électricité à grande échelle.
À retenir
De 1938 à 1950, la maîtrise de la fission nucléaire ouvre la voie à la bombe atomique, mais aussi à l’utilisation énergétique de la radioactivité. Les scientifiques sont confrontés à des choix politiques et éthiques majeurs.
Conclusion
Entre 1896 et les années 1950, la recherche sur la radioactivité illustre la manière dont une découverte scientifique peut réorganiser les savoirs, bouleverser les équilibres institutionnels et transformer profondément les sociétés. Ce processus repose sur l’observation, l’expérimentation, la collaboration et la diffusion, mais aussi sur des enjeux de reconnaissance, de pouvoir et de responsabilité.
Cette période marque aussi la montée en puissance de la science dans les affaires internationales, tant par les applications militaires que par les perspectives industrielles et énergétiques. Enfin, elle révèle la place cruciale des femmes dans la construction de ces savoirs, malgré leur mise à l’écart partielle des institutions.
La radioactivité devient ainsi un exemple emblématique de production collective de connaissance, à la croisée de la recherche fondamentale, de l’innovation technologique, et des dilemmes moraux qui accompagnent toute avancée scientifique majeure.
