Agir moralement, c’est accomplir une action que l’on juge juste ou bonne, non par intérêt ou contrainte, mais parce qu’on la reconnaît comme moralement obligatoire. Cela suppose habituellement une conscience morale, c’est-à-dire la faculté de distinguer le bien du mal, de se juger soi-même, et de se sentir tenu à certaines normes. Mais peut-on réellement parler d’action morale si elle est accomplie sans conscience de sa valeur ? En d’autres termes, une action peut-elle être dite morale en l’absence de lucidité morale chez celui qui l’accomplit ?
Cette question engage une réflexion sur la définition de la moralité : est-elle dans l’intention, dans la conformité à la règle, ou dans l’effet produit ? Elle suppose également de s’interroger sur ce qu’est la conscience morale, sur son origine, et sur son rôle dans l’acte moral. On examinera d’abord les raisons pour lesquelles la conscience semble indispensable à l’action morale, puis on envisagera les limites de cette thèse, avant d’interroger la possibilité d’une moralité partielle ou indirecte sans conscience explicite.
La conscience morale, condition de l’intention éthique
La tradition morale moderne accorde une place centrale à la conscience dans l’évaluation des actes. Pour Kant, dans la Critique de la raison pratique, une action n’est vraiment morale que si elle est accomplie par devoir, et non simplement conforme au devoir. Autrement dit, il ne suffit pas que l’acte soit juste : il faut que l’agent l’ait fait par respect pour la loi morale, en toute conscience. Le fondement de la moralité n’est ni dans l’effet, ni dans la conformité extérieure à une règle, mais dans la volonté autonome du sujet, qui agit selon l’impératif catégorique.
Dans cette perspective, une action accomplie sans conscience morale, par imitation, habitude ou intérêt, ne saurait être véritablement morale, même si son résultat est positif. Une personne qui aide autrui uniquement parce qu’elle y est contrainte, ou parce qu’elle en attend une récompense, ne fait pas preuve de moralité au sens strict. Ce qui compte, c’est l’intention éclairée par la raison, non le geste seul.
Dans l’expérience ordinaire, on juge souvent une action à l’aune de la conscience présumée de son auteur : on pardonne à l’enfant, au malade, à l’ignorant, précisément parce qu’ils ne savaient pas. La conscience apparaît ainsi comme ce qui donne une valeur éthique à l’acte, en le rendant pleinement humain, assumé, et libre.
Mais cette exigence peut sembler trop rigoureuse, voire élitiste. Elle suppose une lucidité constante, une maîtrise de soi, une rationalité qui ne sont pas toujours accessibles. Peut-on alors concevoir des formes d’action morale en dehors de cette conscience explicite ?
Peut-on être moral sans le savoir ?
Certains philosophes ont souligné que l’on peut accomplir des actes moralement bons sans les avoir réfléchis comme tels. C’est le cas lorsque des habitudes vertueuses, transmises par l’éducation ou la culture, orientent le comportement sans que l’on en ait une conscience claire.
Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, distingue l’acte bon accompli par habitude, et l’acte vertueux accompli en pleine connaissance de cause. La vertu parfaite suppose que l’on sache ce que l’on fait, que l’on veuille le bien, et que l’on prenne plaisir à l’accomplir. Mais il reconnaît aussi qu’une formation morale progressive peut produire de bonnes actions avant même que l’intelligence morale soit complètement développée. L’enfant élevé dans la justice agit souvent justement, sans toujours savoir pourquoi. Il y a donc, selon Aristote, une moralité en devenir, qui précède la pleine conscience morale.
On peut également évoquer Rousseau, dans l’Émile, pour qui la conscience morale est un sentiment naturel, que l’éducation doit éveiller. L’enfant possède en lui une sensibilité au bien, mais elle est encore confuse. Il peut alors manifester une forme de bonté spontanée, non réfléchie, mais authentique. L’absence de conscience rationnelle n’exclut pas une orientation morale affective.
Dans la vie quotidienne, bien des actions moralement bonnes sont accomplies sans qu’on en ait une claire conscience : un geste de solidarité instinctif, une aide spontanée, un refus confus mais sincère de la violence. Ces actes ne relèvent pas d’un raisonnement moral explicite, mais ils peuvent témoigner d’une disposition intérieure favorable au bien. La conscience n’est pas toujours absente, mais elle peut être diffuse, implicite, inarticulée.
Peut-on alors parler de moralité ? Tout dépend de ce que l’on exige pour qualifier une action de morale : un principe, une intention réfléchie, ou simplement une orientation vers le bien.
La conscience morale : seuil, critère ou idéal ?
Il faut ici distinguer différents niveaux. D’un point de vue strictement kantien, l’absence de conscience morale explicite rend impossible toute moralité réelle : l’acte n’est alors que conforme au devoir, non accompli par devoir. Mais d’autres approches, plus pragmatiques, admettent une gradation dans la moralité.
La conscience peut alors être considérée comme un idéal régulateur : plus elle est lucide, plus l’action est pleinement morale. Mais il existe des formes incomplètes ou pré-réflexives de moralité. On peut parler d’une action moralement bonne sans conscience morale complète, à condition de reconnaître qu’il s’agit d’une moralité partielle, inachevée, ou indirecte.
À l’inverse, la conscience ne suffit pas toujours à garantir la moralité. On peut se croire moral, tout en étant motivé par l’orgueil, l’ignorance ou l’illusion. C’est ce que rappelle Freud, en montrant que la mauvaise foi ou le refoulement peuvent détourner la conscience de sa fonction. La conscience morale peut se rigidifier en surmoi, ou être manipulée. Il ne suffit donc pas d’avoir conscience de soi : encore faut-il que cette conscience soit juste, éclairée, honnête.
La conscience est donc nécessaire pour qu’il y ait intention morale, mais elle ne suffit pas toujours à garantir la moralité réelle de l’acte. Inversement, il peut y avoir des actes justes ou bons sans conscience explicite, mais leur valeur morale reste alors limitée, ou dépendante d’un contexte plus large.
Conclusion
Peut-on agir moralement sans conscience ? Si l’on entend par action morale un acte libre et accompli par devoir, la réponse semble être non : la conscience est indispensable pour donner à l’action sa valeur proprement éthique. Mais si l’on admet que certaines actions peuvent être bonnes sans qu’elles soient pleinement réfléchies, alors une certaine moralité, imparfaite ou indirecte, devient possible. La conscience morale reste un repère essentiel, un critère de responsabilité et d’humanité, mais elle se développe, s’éduque, se précise. L’enjeu est peut-être moins de trancher que de reconnaître que la moralité s’enracine dans la conscience, sans toujours s’y limiter.