Introduction
Au XVIIIe siècle, la littérature et la philosophie européennes connaissent une évolution profonde dans leur manière de représenter l’être humain : une attention nouvelle est portée à l’intériorité, à la sensibilité, aux nuances des émotions. Des auteurs comme Diderot, Rousseau et Goethe forgent un langage des sentiments qui rompt avec la rhétorique classique de la raison et de la bienséance. En explorant la complexité des passions, des désirs contradictoires et des états d’âme, ils ouvrent la voie à une expression plus intime et authentique de l’expérience humaine. Ce mouvement annonce les grandes thématiques du romantisme européen, qui naîtra au tournant du XIXe siècle.
Une nouvelle valorisation de la sensibilité
Au XVIIIe siècle, les philosophes et écrivains des Lumières valorisent principalement la raison et la critique. Cependant, certains, comme Diderot, s’intéressent de plus en plus à la sensibilité humaine. Pour lui, la sensibilité est une richesse à la fois morale et esthétique, et elle mérite d’être exprimée pleinement. Dans ses Salons, dans La Religieuse ou dans Jacques le fataliste, il accorde une place centrale aux hésitations, aux contradictions, aux élans imprévisibles de l’âme humaine. Par exemple, dans La Religieuse, Diderot décrit la lutte intérieure de Suzanne, jeune religieuse tourmentée par ses passions contrariées et son désir de liberté. Diderot saisit ici l'intensité émotionnelle de son personnage, en mettant l’accent sur ses contradictions et ses souffrances morales : « La passion, plus forte que la raison, s’épanouit dans la douleur et le doute. »
Rousseau, dans La Nouvelle Héloïse (1761), élargit encore cette réflexion en explorant l’intensité des émotions humaines à travers ses personnages. La relation entre Julie et Saint-Preux est traversée par des sentiments contradictoires : amour, désir, culpabilité, espoir. L’expression des émotions y est libre et débridée, une forme de grammaire émotionnelle nouvelle qui donne une voix à la sophistication des sentiments humains. Rousseau écrit : « Mon amour est un feu qui me consume, et c’est dans ce feu que je trouve toute ma vie ». Ici, grammaire émotionnelle désigne une manière d’exprimer les émotions non seulement par des mots, mais aussi par une structure narrative qui leur donne du poids et de la profondeur, avec une attention particulière portée aux états d’âme changeants, aux contradictions et aux souffrances intérieures.
À retenir
Diderot et Rousseau participent à l’émergence d’un langage des sentiments plus libre, plus nuancé, plus fidèle à l’expérience intérieure. Ils accordent une valeur morale et esthétique à la sensibilité, conçue comme une richesse humaine.
Une écriture du moi et de ses contradictions
Le développement d’un langage des sentiments passe aussi par une nouvelle manière de représenter le moi. Loin de l’idéal classique d’un sujet stable, maître de lui-même, les auteurs du XVIIIe siècle décrivent un individu fragmenté, instable, souvent déchiré entre des désirs opposés. Cette exploration de l’intime s’incarne dans des formes littéraires renouvelées, comme le roman épistolaire ou l’autobiographie.
Dans Les Rêveries du promeneur solitaire (1782), Rousseau compose un texte profondément introspectif, dans lequel il tente de se dire à lui-même, de saisir ses impressions, ses souvenirs, ses états d’âme. La nature, le silence, la solitude deviennent des alliés pour approcher une vérité intime. L’auteur s’y présente tour à tour ému, amer, mélancolique, exalté : le style épouse les méandres de la pensée, et met en mots ce qui jusqu’alors échappait à la littérature.
Chez Goethe, ce rapport au moi devient dramatique. Dans Les Souffrances du jeune Werther (1774), le personnage principal écrit à son ami les tourments d’un amour impossible. Il oscille entre espoir et désespoir, bonheur et désillusion, jusqu’à sa fin tragique. Le roman expose un mode d’expression émotionnelle nouveau, direct, sincère, bouleversant. Les écrits de Werther sont remplis de pathos, un terme désignant une exposition intense et déchirante des émotions. Cependant, il est important de nuancer l’utilisation de ce terme : si Goethe critique l'excès de pathos dans ses écrits ultérieurs, en particulier dans Faust, il faut comprendre que cette critique ne porte pas sur l’émotion en soi, mais sur l’excès d’émotion, l’idée d’une sensibilité excessive, débridée, qui ne parvient plus à trouver un équilibre rationnel. Goethe lui-même prendra ses distances avec cette vision dans ses œuvres ultérieures, cherchant à articuler plus harmonieusement passion et raison.
À retenir
Ce nouveau langage des sentiments repose sur une écriture du moi, instable, affectif, traversé de contradictions. L’intime devient une matière littéraire à part entière, qui exige des formes souples, ouvertes, introspectives.
Une sensibilité préromantique
Les œuvres de Diderot, Rousseau et Goethe ne se contentent pas d’exprimer les sentiments : elles valorisent une certaine relation au monde, plus intuitive, plus émotionnelle, plus esthétique. Cette sensibilité préromantique prépare les fondations du romantisme, tout en présentant des caractéristiques qui lui sont propres.
La sensibilité préromantique peut être définie comme une forme de relation intense et personnelle aux émotions, avant que l’exaltation individuelle des passions ne devienne centrale dans le romantisme proprement dit. L’accent est mis sur la recherche de l’authenticité, de l’expressivité individuelle, mais sans encore totalement refuser la raison ou l’équilibre social. Le terme "préromantisme" désigne donc une période transitoire où la sensibilité humaine commence à être mise en avant, sans qu’elle soit encore vue comme un principe central d’exploration du monde, comme ce sera le cas dans le romantisme.
Dans les œuvres de Rousseau et Goethe, cette sensibilité est évolutive : elle est au cœur de l’écriture, mais elle ne mène pas encore à la perte de contrôle ou à l’exaltation pathologique des émotions qu’on trouve dans le romantisme. Chez Goethe, la sensibilité des personnages, bien que forte, reste souvent en dialogue avec des principes rationnels, moraux ou sociaux, comme en témoigne son évolution vers des écrits plus philosophiques.
À retenir
La sensibilité préromantique valorise l’intensité émotionnelle tout en restant sous l’influence de la raison. Elle préfigure le romantisme, mais conserve des liens avec les modèles classiques d’équilibre et d’harmonie.
Conclusion
En mettant au centre de leurs œuvres les émotions, les contradictions du moi et la richesse de la sensibilité, Diderot, Rousseau et Goethe inventent un nouveau langage des sentiments, soucieux de vérité intérieure et de complexité. Leur écriture ouvre un espace littéraire inédit où l’expérience intime devient digne d’être dite. Ce tournant anthropologique et esthétique préfigure les thèmes majeurs du romantisme européen, marqué par l’exaltation de la subjectivité, de la nature et de la passion. Ce langage des sentiments, tout en se distinguant du romantisme, en pose les bases, en valorisant la sensibilité comme une manière légitime et essentielle de représenter l’expérience humaine.
