Introduction
Les sociétés contemporaines restent traversées par des différences de richesse, de pouvoir et de prestige. Pour les sociologues, ces différences ne sont pas seulement économiques : elles expriment une stratification sociale, c’est-à-dire une organisation hiérarchique des groupes au sein d’un même espace social. Depuis le XIXᵉ siècle, les théories de Karl Marx et Max Weber ont profondément marqué la compréhension de ces hiérarchies. Aujourd’hui, les débats se poursuivent autour de la fin ou du retour des classes sociales, de la fragmentation des classes populaires et de l’articulation entre classe et genre. Ces approches permettent de lire autrement les inégalités économiques, culturelles et symboliques de la société française.
Marx : la société structurée par les rapports de production et l’exploitation
Pour Karl Marx, la société est organisée selon les rapports de production, c’est-à-dire les relations que les individus entretiennent avec les moyens de production (terre, outils, capitaux). C’est cette relation qui détermine la position de classe. Dans le système capitaliste, deux grandes classes s’opposent :
La bourgeoisie, propriétaire des moyens de production, tire ses revenus du profit et de l’exploitation du travail d’autrui.
Le prolétariat, qui ne possède que sa force de travail, la vend contre un salaire.
L’enjeu central est donc celui de l’exploitation : les capitalistes s’approprient la plus-value produite par les travailleurs. Cette opposition structure la société et génère un conflit de classes, moteur de l’histoire selon Marx. Ce conflit peut conduire à la formation d’une conscience de classe, lorsque les membres du prolétariat prennent conscience de leurs intérêts communs et s’unissent pour transformer le système.
Marx envisageait une polarisation croissante entre ces deux classes et la disparition progressive des petits producteurs indépendants. Si cette vision s’est nuancée dans les sociétés postindustrielles, elle demeure pertinente pour comprendre les inégalités de propriété et de pouvoir économique, notamment dans un monde marqué par la concentration du capital et la domination des grandes entreprises.
À retenir
Pour Marx, la structure sociale repose sur la propriété des moyens de production. Les classes sociales s’opposent dans un rapport d’exploitation qui fonde les inégalités économiques et les conflits sociaux.
Weber : une stratification multidimensionnelle entre classes, statuts et partis
Max Weber propose une vision plus complexe et moins déterministe. Pour lui, les classes sociales existent, mais elles ne suffisent pas à décrire la diversité des hiérarchies sociales. Il distingue trois dimensions principales de la stratification :
Les classes, fondées sur la situation économique et les chances d’accès aux ressources. Elles regroupent des individus ayant des positions semblables sur le marché (revenu, emploi, patrimoine).
Les groupes de statut, fondés sur le prestige social, le mode de vie ou la reconnaissance symbolique. Par exemple, un artiste renommé ou un universitaire peuvent jouir d’un haut statut sans être très riches.
Les partis, qui renvoient à la sphère du pouvoir politique et à la capacité d’influencer les décisions collectives.
Cette distinction permet de comprendre pourquoi certaines positions sociales ne se réduisent pas à des critères économiques. Un médecin, un fonctionnaire ou un militant syndical peuvent avoir des statuts et des formes d’influence très différentes, indépendamment de leur revenu.
À retenir
Pour Weber, la stratification sociale est multidimensionnelle : elle repose sur la richesse (classe), le prestige (statut) et le pouvoir (parti). Les inégalités sociales ne peuvent donc être réduites aux seules différences économiques.
Les débats contemporains : fin ou retour des classes sociales ?
Dans les années 1980, certains sociologues ont parlé d’une « fin des classes sociales ». Pour Henri Mendras, la France des Trente Glorieuses serait devenue une « société en toupie » : la pauvreté et les très grandes richesses reculent, la majorité de la population se concentre dans une vaste moyenne aux conditions de vie proches, grâce à la croissance, à l’école et à l’État-providence. Cette thèse de la moyennisation a longtemps semblé décrire l’évolution des sociétés industrialisées.
Mais depuis les années 1990, les travaux de Louis Chauvel et Thomas Piketty montrent au contraire un retour des inégalités et la recomposition des classes sociales. Chauvel souligne la « déstabilisation des stables » : la montée du chômage, de la précarité et des écarts de patrimoine remet en cause la stabilité des classes moyennes. Piketty, dans Capital et idéologie (2019), démontre que la part du revenu captée par les plus riches s’est fortement accrue depuis les années 1980.
La société française ne connaît donc pas la disparition des classes, mais plutôt une polarisation renouvelée entre détenteurs du capital économique et classes salariées fragilisées.
À retenir
La thèse de la moyennisation a cédé la place à celle d’un retour des inégalités : la concentration du capital et la précarisation du travail redonnent du sens à l’analyse en termes de classes.
Fragmentation des classes populaires et émergence du précariat
Les classes populaires d’aujourd’hui ne forment plus un groupe homogène. La désindustrialisation a entraîné la disparition du bastion ouvrier traditionnel, laissant place à une diversité de situations : employés, ouvriers non qualifiés, intérimaires, livreurs, aides à domicile, etc. Ces travailleurs partagent des conditions économiques modestes mais des trajectoires sociales différenciées.
Certains sociologues, comme Robert Castel, ont parlé de « désaffiliation » pour désigner l’exclusion progressive des protections collectives (emploi stable, syndicat, sécurité sociale) qui assuraient autrefois l’intégration sociale. D’autres, comme Guy Standing, évoquent l’émergence d’un précariat, une nouvelle classe caractérisée par la fragilité du travail, la discontinuité des revenus et l’incertitude des droits sociaux.
Les emplois temporaires, le travail à temps partiel et l’auto-entrepreneuriat participent à cette fragmentation. Les frontières entre classes se brouillent, mais les inégalités de stabilité, de sécurité et de reconnaissance restent très marquées.
À retenir
La fragmentation des classes populaires et la montée du précariat traduisent un nouvel ordre social où la stabilité du salariat n’est plus garantie, et où les inégalités se déplacent vers la précarité et la vulnérabilité.
Articuler classe et genre : les apports du féminisme et de l’intersectionnalité
Longtemps centrée sur les inégalités de classe, la sociologie a mis du temps à intégrer celles liées au genre. Les travaux d’Irène Clair et de Laure Bereni montrent que le genre est une dimension structurante de la hiérarchie sociale. Le sexe biologique ne détermine pas seulement une différence, mais s’inscrit dans un rapport social : le genre construit et justifie la répartition inégale des rôles, des salaires et des positions.
La perspective dite intersectionnelle (introduite par Kimberlé Crenshaw et reprise en France par Bereni) souligne que les rapports de classe, de genre et d’origine sociale ou ethnique se croisent et se renforcent. Par exemple, une femme cadre et une femme employée ne vivent pas les mêmes formes de domination : la première subit le plafond de verre, la seconde le temps partiel subi ou la précarité. Le genre vient ainsi redoubler ou atténuer les effets de classe selon les contextes.
À retenir
Les inégalités contemporaines ne peuvent être comprises qu’en croisant les rapports de classe, de genre et d’origine sociale. L’intersectionnalité montre que ces dimensions s’articulent et se renforcent mutuellement.
Conclusion
Les approches de Marx et Weber offrent deux visions complémentaires de la structure sociale : l’une centrée sur l’exploitation économique, l’autre sur la pluralité des hiérarchies. Les recherches contemporaines montrent que les classes sociales n’ont pas disparu, mais qu’elles se sont transformées : polarisation des richesses, précarisation du travail, fragmentation des milieux populaires et persistance des inégalités de genre.
La société française reste traversée par des lignes de fracture multiples — économiques, culturelles, symboliques — qui continuent de structurer les destins sociaux et de donner sens à la notion de classe dans le monde actuel.
