Les séductions de la parole : une éthique de la parole

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Dans cette leçon, tu explores l’éthique de la parole : de Platon et Aristote aux penseurs modernes comme Arendt, Sartre et Camus, tu comprends que séduire par les mots engage toujours une responsabilité. La rhétorique peut instruire, unir et émouvoir, mais elle peut aussi tromper si elle sert la flatterie ou la manipulation. Mots-clés : éthique de la parole, rhétorique, Platon Aristote Cicéron, Pascal Bossuet Molière, Arendt Sartre Camus, séduction et responsabilité.

Introduction

Chaque mot prononcé emporte avec lui une force invisible : il peut instruire, émouvoir, convaincre, mais aussi flatter ou tromper. Depuis l’Antiquité, les penseurs et les écrivains se sont demandé comment user de ce pouvoir sans en abuser. Car séduire par les mots n’est pas un simple jeu d’éloquence : c’est toujours un acte qui engage celui qui parle. Dire, c’est assumer une responsabilité, car la parole touche l’autre et peut transformer la vie d’une communauté.

Les fondements antiques : rhétorique et vérité

Platon (427-347 av. J.-C.), philosophe athénien, critique sévèrement la rhétorique sophistique. Dans le Gorgias, il accuse les sophistes – maîtres itinérants de rhétorique qui enseignaient l’art de persuader sans souci du vrai – de flatter les passions du peuple au lieu de l’instruire. Il compare leur art à une cuisine qui satisfait le goût sans nourrir. Mais dans le Phèdre, il reconnaît la possibilité d’une « bonne rhétorique » : une parole guidée par la connaissance, qui conduit les âmes vers le bien. Séduire par les mots est donc légitime seulement si cela éclaire et élève.

Aristote (384-322 av. J.-C.), son élève, systématise cette réflexion dans la Rhétorique. Il distingue trois modes de persuasion : le logos (la force logique des arguments), le pathos (les émotions suscitées chez l’auditoire) et l’ethos (la crédibilité morale de l’orateur). La rhétorique est pour lui une technè (un art, c’est-à-dire un savoir-faire pratique appliqué à l’action), qui raisonne sur le vraisemblable et non sur la certitude scientifique. L’orateur est donc responsable de l’usage qu’il fait de ces moyens.

Cicéron (106-43 av. J.-C.), avocat et homme politique romain, reprend cet idéal dans De Oratore. Il affirme que l’orateur doit « instruire, plaire et émouvoir », mais toujours au service de la République. Son modèle d’éloquence, à la fois technique et moral, sera transmis au Moyen Âge et à l’Âge classique comme une référence éducative incontournable.

À retenir

Platon met en garde contre une séduction trompeuse des mots. Aristote définit la rhétorique comme un art civique fondé sur logos, pathos et ethos. Cicéron incarne l’idéal oratoire dont l’influence marquera durablement l’éducation médiévale et classique.

Du christianisme médiéval à l’Âge classique

Avec le christianisme, la parole devient un instrument spirituel. Saint Augustin (354-430), dans De doctrina christiana, affirme que la parole doit unir vérité et charité : « instruire, plaire et émouvoir » est légitime si cela conduit les fidèles à Dieu. Ses sermons, comme celui sur le Psaume 32, rappellent que la beauté verbale n’a de valeur que si elle élève l’âme.

Thomas d’Aquin (1225-1274), maître en théologie à Paris, illustre par la disputatio (exercice universitaire médiéval de débat, où l’on expose les arguments contraires avant d’y répondre) la rigueur héritée d’Aristote et de Cicéron. Dans la Somme théologique, il développe les « cinq voies » pour prouver l’existence de Dieu. Sa méthode dialectique, d’une clarté et d’une honnêteté exemplaires, montre que séduire par les mots n’est pas manipuler, mais chercher la vérité par la raison.

Au XVIIe siècle, l’Âge classique interroge à son tour la séduction des mots. Blaise Pascal (1623-1662), philosophe et moraliste, dénonce dans Les Provinciales les excès de la casuistique (l’art de trouver des justifications compliquées à des actes douteux). Avec un style polémique fondé sur l’ironie et la vivacité, il illustre lui-même une séduction verbale mise au service de la vérité.

Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704), évêque et prédicateur, incarne l’éloquence chrétienne. Dans l’Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre, il répète : « Madame se meurt ! Madame est morte ! » Cette force dramatique bouleverse l’auditoire, mais son objectif n’est pas seulement de toucher : il veut convertir et instruire, en rappelant la fragilité de l’homme face à Dieu.

Corneille (1606-1684) et Racine (1639-1699), dramaturges, mettent en scène au théâtre l’ambiguïté de la parole. Dans Horace, Corneille glorifie une parole héroïque (« Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis ») qui magnifie le devoir civique. Dans Phèdre, Racine illustre la puissance irrésistible et destructrice des passions exprimées par la parole poétique (« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue »).

Molière (1622-1673), enfin, dénonce dans Tartuffe la séduction hypocrite du langage religieux. Le faux dévot use de la captatio benevolentiae (stratégie oratoire qui consiste à capter la bienveillance de l’auditoire au début d’un discours) et d’une fausse piété verbale pour manipuler. Le théâtre comique met ainsi en garde contre les séductions trompeuses des mots.

À retenir

Augustin et Thomas d’Aquin inscrivent l’éloquence dans la vérité et la rigueur. Pascal, Bossuet, Corneille, Racine et Molière montrent l’ambivalence de la séduction verbale : elle peut instruire, émouvoir, élever ou tromper.

La responsabilité moderne et contemporaine du langage

À l’époque moderne, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) critique une éloquence raffinée qui détourne de la vertu. Dans son Discours sur les sciences et les arts, il accuse la séduction du langage de masquer la corruption morale des sociétés.

Au XXe siècle, la philosophe Hannah Arendt (1906-1975) analyse dans Les Origines du totalitarisme et La Crise de la culture le danger des manipulations verbales. Elle montre que la destruction du langage prépare la destruction du politique : « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. » Elle rappelle que la responsabilité de la parole est la condition même de la démocratie.

Jean-Paul Sartre (1905-1980), dans Qu’est-ce que la littérature ? (1947), affirme que la parole engage toujours celui qui parle. Sa théorie de la littérature engagée fait de l’écrivain un acteur responsable : séduire par les mots n’a de sens que si cela révèle la vérité et ouvre à la liberté.

Albert Camus (1913-1960), dans L’Homme révolté (1951), insiste sur la double face de la parole de révolte : elle peut unir autour de la justice, mais aussi dégénérer en slogans meurtriers. Sa prose claire illustre une séduction verbale fidèle à l’exigence de vérité.

En prolongement, le discours de Simone Veil (1974) à l’Assemblée nationale, défendant la légalisation de l’avortement, incarne une parole publique au service de la démocratie. Par sa dignité et sa sincérité, il illustre ce que l’on peut appeler une « parole politique éthique » : séduire non par flatterie, mais par la vérité et le courage.

À retenir

Rousseau critique la séduction trompeuse du langage. Arendt, Sartre et Camus rappellent que la responsabilité des mots est un fondement de la démocratie. Simone Veil illustre un prolongement moderne : la parole politique comme instrument éthique.

La rhétorique comme apprentissage

L’histoire de l’éthique de la parole se reflète aussi dans les pratiques scolaires, hier comme aujourd’hui. Dès l’Antiquité, l’éducation rhétorique formait les élèves à analyser les discours célèbres, à imiter les grands orateurs et à débattre.

Cette tradition se poursuit dans l’enseignement moderne, où l’on étudie les stratégies oratoires, où l’on pratique l’analyse de textes, la composition d’arguments et le débat. Apprendre la rhétorique, c’est apprendre à user des séductions de la parole avec responsabilité, en distinguant ce qui éclaire de ce qui manipule.

À retenir

La rhétorique n’est pas seulement une tradition ancienne : elle s’enseigne encore aujourd’hui. Analyser, débattre et imiter les grands orateurs permet d’apprendre à séduire par les mots sans manipuler.

Conclusion

Depuis l’Antiquité, l’éthique de la parole oppose la séduction trompeuse des sophistes à une parole guidée par la vérité et le bien. De Platon et Aristote à Cicéron, d’Augustin et Thomas d’Aquin à Pascal, Bossuet, Corneille, Racine et Molière, jusqu’à Rousseau, Arendt, Sartre et Camus, l’histoire des idées et des œuvres montre que séduire par les mots engage toujours une responsabilité.

Séduire est légitime s’il s’agit d’éclairer et d’unir. Mais dès que la parole masque, flatte ou manipule, elle devient immorale. L’éthique de la parole invite donc chacun à distinguer entre convaincre et tromper, et à exercer un jugement critique face aux séductions verbales, hier comme aujourd’hui.