Introduction
Depuis la Seconde Guerre mondiale, la société française a connu de profondes transformations économiques et sociales. Le développement du salariat, la croissance du secteur tertiaire, l’élévation du niveau d’instruction et la montée de l’emploi féminin ont profondément modifié la structure socioprofessionnelle. Ces évolutions ont contribué à l’émergence d’une société plus instruite et plus urbaine, mais elles ont aussi redéfini les formes d’inégalités professionnelles et sociales. Comprendre ces mutations permet d’expliquer la composition actuelle du monde du travail et les dynamiques qui façonnent encore la hiérarchie sociale.
La salarisation : le triomphe du salariat et le recul des indépendants
Depuis 1945, la France est passée d’une économie où les travailleurs indépendants — artisans, agriculteurs, commerçants — occupaient une place importante à une société largement dominée par le salariat. Au début des années 1960, 27 % des actifs étaient indépendants ; ils ne sont plus qu’environ 11 % en 2014 selon l’Insee. Ce mouvement s’explique par la désindustrialisation, la concentration des exploitations agricoles et la montée des grandes entreprises de services.
Le statut salarié s’est imposé comme la norme du travail moderne, porteur d’une protection sociale renforcée : droit du travail, conventions collectives, sécurité de l’emploi, assurance chômage. Le sociologue Robert Castel (1995) y voit le fruit d’un double processus : la contractualisation du rapport de travail et son institutionnalisation dans un cadre collectif. Le salariat est ainsi devenu le pilier de la protection des travailleurs.
Cependant, depuis les années 1980, la salarisation ne rime plus systématiquement avec stabilité. La montée des emplois précaires (CDD, intérim, stages, contrats aidés) et la multiplication des formes d’auto-entrepreneuriat affaiblissent la sécurité associée au statut salarié. Ces transformations s’accompagnent d’une fragmentation croissante du marché du travail, où coexistent emplois stables et emplois vulnérables. Le salariat, autrefois symbole d’intégration sociale, devient désormais plus hétérogène et parfois synonyme d’incertitude.
À retenir
La salarisation a fait du salariat la norme dominante, mais les formes précaires d’emploi et la flexibilité croissante du travail redéfinissent la sécurité et la stabilité de cette condition.
La tertiarisation : le basculement vers une économie de services
L’autre grande mutation du XXᵉ siècle est la tertairisation de l’emploi. En 1962, un peu plus de 40 % des actifs travaillaient dans le secteur tertiaire ; ils sont aujourd’hui près de 80 %. À l’inverse, l’emploi industriel est passé de 18 % en 1980 à 12,4 % en 2017, tandis que l’agriculture n’emploie plus que 2,8 % des actifs.
Cette évolution s’explique par des différentiels de gains de productivité : l’industrie et l’agriculture, très mécanisées, ont réduit leurs effectifs, tandis que les services à la personne, la santé, l’éducation, le commerce ou la culture ont créé de nombreux emplois.
La tertiarisation, cependant, ne renvoie pas à un secteur homogène. On distingue une tertiairisation qualifiée, regroupant les cadres, ingénieurs et professions intellectuelles supérieures, et une tertiairisation non qualifiée, concentrée dans les emplois de service aux particuliers, souvent précaires et faiblement rémunérés. Cette dualité renforce la polarisation du marché du travail entre métiers valorisés et emplois d’exécution.
Ces changements ont des conséquences sociales majeures :
Déclin du modèle ouvrier industriel, longtemps symbole du monde du travail.
Diversification des emplois de services, allant des postes de haute responsabilité aux emplois à temps partiel peu qualifiés.
Émergence de nouvelles inégalités entre emplois qualifiés et non qualifiés dans le tertiaire.
À retenir
La tertiarisation a profondément transformé la structure sociale : les emplois de services dominent désormais, mais ils se répartissent entre métiers qualifiés et précaires, reproduisant de fortes inégalités de statut et de revenus.
L’élévation du niveau de qualification : une société plus instruite mais toujours inégale
L’un des changements les plus spectaculaires depuis 1945 est la hausse du niveau de formation. En 1980, la moitié des travailleurs étaient sans diplôme ; en 2014, huit sur dix possèdent au moins un diplôme, et un quart ont suivi des études supérieures.
Cette massification scolaire a accompagné la transformation de l’emploi : la demande en qualifications s’est accrue dans les secteurs tertiaires et techniques, favorisant la progression des professions intermédiaires et des cadres. La part des cadres et professions intellectuelles supérieures est passée de 4,7 % en 1962 à près de 18 % en 2016 ; cadres, professions intermédiaires et techniciens regroupent désormais près de 44 % des actifs.
Cette montée du diplôme a contribué à l’idée d’une société plus mobile et méritocratique. Pourtant, les inégalités scolaires persistent : les enfants des milieux favorisés réussissent toujours davantage, et les emplois non qualifiés restent occupés majoritairement par les classes populaires. De plus, la valeur du diplôme tend à se déprécier : certaines qualifications ne garantissent plus la stabilité ni la mobilité ascendante, notamment dans les métiers du tertiaire.
À retenir
L’élévation du niveau de qualification a transformé la hiérarchie des emplois, mais la démocratisation scolaire n’a pas supprimé les inégalités sociales : le diplôme demeure un filtre puissant.
La féminisation de l’emploi : une révolution inachevée
Depuis les années 1960, la féminisation du travail est l’une des évolutions majeures du marché de l’emploi. Le taux d’activité des femmes est passé de 46 % en 1975 à 68 % en 2019. Aujourd’hui, les femmes représentent près de 48 % des actifs.
Cette progression s’explique par plusieurs facteurs : l’essor du salariat, le développement des services (éducation, santé, administration), la maîtrise de la fécondité, la montée du niveau d’éducation et les luttes féministes pour l’égalité professionnelle.
Mais cette évolution s’accompagne de fortes inégalités persistantes :
Les femmes gagnent en moyenne 22 % de moins que les hommes.
80 % du travail à temps partiel est assuré par des femmes.
Elles restent sous-représentées dans les postes de direction et concentrées dans certains métiers : éducation, soins, commerce.
La charge domestique et la conciliation entre vie professionnelle et familiale continuent à peser sur leurs carrières.
La sociologue Margaret Maruani (2017) souligne qu’il faut parler de corrélation entre féminisation et tertiarisation plutôt que de causalité : les deux phénomènes se renforcent mutuellement, sans que l’un explique entièrement l’autre.
À retenir
La féminisation du travail a profondément modifié la structure de l’emploi, mais les inégalités de salaire, de temps de travail et d’accès aux responsabilités montrent que l’égalité professionnelle reste un objectif à atteindre.
Conclusion
En soixante-dix ans, la structure socioprofessionnelle française s’est métamorphosée : la salarisation, la tertairisation, la montée des qualifications et la féminisation ont redéfini la composition du monde du travail. Mais ces transformations s’accompagnent d’une diversification des trajectoires et d’une fragilisation de certains statuts : la montée de la précarité, la tertiarisation non qualifiée et la fragmentation du salariat témoignent d’un monde professionnel plus instable. La France est devenue une société où les frontières sociales sont moins visibles, mais où les inégalités professionnelles et de conditions de vie demeurent fortes, sous des formes renouvelées.
