Introduction
Dès la naissance, l’individu n’est jamais une « page blanche ». Il apprend à parler, à manger, à se comporter, à aimer ou à penser selon des modèles qui existent avant lui. Ce processus d’apprentissage et d’intériorisation des manières d’agir, de penser et de sentir s’appelle la socialisation. Par elle, la société forme les individus pour qu’ils puissent y vivre et y participer. Mais cette socialisation ne se déroule pas de manière uniforme : selon le milieu social, le genre, ou le contexte historique, les comportements, les goûts et les attentes diffèrent profondément. Les sociologues — de Durkheim à Bourdieu, en passant par Mauss, Élias et Darmon — ont montré que ces apprentissages ne sont pas seulement conscients : ils sont incorporés, c’est-à-dire inscrits dans les corps et les habitudes.
La socialisation : un apprentissage des manières de faire et de penser
Pour Émile Durkheim, la socialisation est le processus par lequel la société « s’installe en nous ». Elle permet la cohésion du groupe en inculquant des règles, des valeurs et des normes communes. Ces normes sociales — explicites comme les lois, ou implicites comme les règles de politesse — orientent nos comportements. Par l’éducation, la famille ou l’école, l’individu intériorise des valeurs collectives (comme la solidarité, l’autonomie, le respect d’autrui) qui assurent l’intégration à la société.
Cette idée d’un apprentissage social est approfondie par Marcel Mauss dans son étude sur les « techniques du corps » (1934). Il montre que des gestes aussi naturels qu’apprendre à marcher, à se tenir à table ou à nager sont en réalité des pratiques sociales acquises. Par exemple, la manière de saluer, de s’asseoir ou de manger varie selon les cultures et les milieux sociaux. Ainsi, les comportements corporels sont appris et codifiés : ils expriment une manière d’être socialement située.
À retenir
La socialisation est un processus d’apprentissage et d’incorporation des normes et des valeurs qui permet à l’individu de s’intégrer dans la société. Elle façonne les manières de penser, d’agir et de ressentir.
L’incorporation des comportements : un processus social et corporel
Norbert Élias a montré, dans La civilisation des mœurs (1939), comment les règles de comportement se sont transformées au fil du temps : du Moyen Âge à l’époque moderne, les sociétés européennes ont exigé une maîtrise croissante des émotions et des pulsions. Les individus apprennent à contrôler leurs gestes, leurs paroles, leurs désirs — par exemple, on ne mange plus avec les doigts, on se mouche discrètement, on évite les excès publics. Cette discipline du corps est le produit d’un long processus de socialisation qui accompagne la formation de l’État moderne.
La socialisation ne passe donc pas seulement par la parole ou la conscience : elle agit sur les corps. C’est ce que Pierre Bourdieu appelle l’habitus : un ensemble de dispositions durables et incorporées, acquises au cours de la socialisation, qui orientent nos goûts, nos jugements et nos comportements sans que nous en ayons pleinement conscience. L’habitus est socialement situé : il dépend du milieu d’origine et des conditions de vie.
Exemple : un enfant de milieu populaire et un enfant de milieu favorisé n’acquièrent pas la même manière de parler, de se tenir, de se vêtir ou d’envisager l’avenir. Ces différences traduisent des manières d’être socialement construites.
Plus récemment, Muriel Darmon a étudié des contextes de socialisation spécifiques, comme la préparation des classes préparatoires (La socialisation, 2016). Elle montre comment ces espaces imposent des normes de travail, de langage et de résistance à la fatigue qui transforment les individus : ils apprennent à « tenir » face à la pression et à se conformer aux exigences scolaires.
La socialisation est donc un processus continu, qui façonne les individus tout au long de la vie, en adaptant leurs comportements aux différents milieux qu’ils fréquentent.
À retenir
Les comportements ne sont pas naturels mais incorporés : ils sont le fruit d’un apprentissage social, d’une discipline du corps et d’habitudes durables inscrites dans les gestes, les goûts et les émotions.
Des comportements socialement situés : des différences selon le milieu social et le genre
Les pratiques quotidiennes — alimentation, culture, sport — reflètent les inégalités sociales et les différences de socialisation.
Des goûts et des pratiques qui varient selon le milieu social
Dans La Distinction (1979), Pierre Bourdieu montre que les goûts culturels (musique, lecture, loisirs, alimentation) dépendent du capital culturel hérité de la famille.
Exemples :
Les classes supérieures fréquentent davantage les musées, écoutent de la musique classique, lisent des romans ou regardent des films d’auteur.
Les classes populaires privilégient les loisirs collectifs (football, variété, télévision), qui renforcent la convivialité.
De même, les pratiques alimentaires diffèrent : les milieux favorisés valorisent une alimentation équilibrée, la variété et la santé, tandis que les milieux populaires privilégient la satiété et les plats traditionnels. Ces différences ne relèvent pas de goûts « personnels », mais de dispositions socialement construites.
Des socialisations différenciées selon le genre
Les sociologues ont aussi montré que la socialisation est genrée. Dès l’enfance, filles et garçons apprennent des rôles différents : les jeux, les vêtements, les attentes scolaires ou les modèles médiatiques façonnent des comportements distincts.
Exemple : les filles sont souvent encouragées à être attentives, soignées et empathiques ; les garçons, à être dynamiques et compétitifs. Ces apprentissages produisent des habitudes incorporées (postures, langages, émotions) qui se prolongent dans la vie adulte, influençant les choix scolaires, les loisirs ou les carrières professionnelles.
À retenir
Les pratiques culturelles, sportives ou alimentaires varient selon le milieu social et le genre. Elles traduisent des habitus distincts, produits de socialisations différenciées.
Conclusion
La socialisation façonne les individus en profondeur : elle leur apprend à agir, penser et anticiper l’avenir selon les normes et valeurs du groupe auquel ils appartiennent. Loin d’être naturels, les comportements sont incorporés au fil de la socialisation familiale, scolaire et professionnelle. De Durkheim à Darmon, les sociologues ont montré que ces apprentissages sont socialement situés et inégalement répartis. Comprendre la socialisation, c’est donc comprendre comment se construit l’individu — non pas contre la société, mais à travers elle.
