Obéir à la loi paraît souvent juste. Dans une société démocratique, les lois protègent les droits, organisent la vie collective et visent le bien commun. Leur respect semble donc aller de soi, et peut apparaître comme une manière d’accomplir son devoir moral. Mais cette assimilation est-elle légitime ? Peut-on affirmer que toute loi juste impose un devoir moral, ou que le devoir se réduit à la légalité ? L’histoire, comme la réflexion philosophique, montrent que certaines lois peuvent être injustes, et que la conscience individuelle peut entrer en conflit avec la loi. Dès lors, l’obéissance suffit-elle vraiment pour accomplir son devoir ?
On examinera d’abord pourquoi l’obéissance à la loi peut être considérée comme un devoir, puis pourquoi cette obéissance ne garantit pas nécessairement la moralité, avant de montrer que seule la conscience permet d’évaluer ce que l’on doit vraiment faire.
Obéir à la loi : un devoir civique, parfois moral
Dans l’ordre juridique, la loi assure la stabilité, la sécurité et la liberté. Obéir aux lois revient à respecter des règles que tous acceptent, ce qui permet la coexistence pacifique des individus. Le respect de la loi peut ainsi être interprété comme un devoir civique, garant de l’égalité entre les citoyens.
Rousseau, dans le Contrat social, affirme que les lois expriment la volonté générale, c’est-à-dire la volonté commune orientée vers le bien de tous. Dans ce cadre, obéir à la loi, c’est se soumettre à une règle que l’on s’est donnée à soi-même, en tant que membre du corps politique. Il ne s’agit pas d’une soumission passive, mais d’un acte de liberté politique, qui engage la responsabilité du citoyen. L’obéissance devient alors morale parce qu’elle suppose le respect d’autrui et la reconnaissance de la légitimité des institutions communes.
De nombreuses lois concrètes traduisent des exigences morales fondamentales : ne pas nuire à autrui, ne pas mentir, ne pas voler. Obéir à ces lois, c’est agir de manière juste. Mais cette coïncidence entre loi et morale n’est ni garantie ni suffisante. Toute loi n’est pas nécessairement juste, et toute obéissance n’est pas moralement bonne.
Ce qui est légal n’est pas toujours moral
Kant, dans la Critique de la raison pratique, distingue légalité et moralité. Une action est légale lorsqu’elle est conforme à la loi, mais elle n’est morale que si elle est accomplie par devoir, c’est-à-dire par respect pour la loi morale. Cette loi morale repose sur l’impératif catégorique, qui commande d’agir selon des maximes que l’on pourrait vouloir ériger en loi universelle. Ce n’est donc pas l’action en elle-même qui est morale, mais l’intention avec laquelle elle est accomplie. Une action peut être légalement correcte et néanmoins dépourvue de valeur morale si elle est motivée par l’intérêt ou la peur.
Par ailleurs, les lois établies — dites lois positives — peuvent être en contradiction avec ce que la raison reconnaît comme juste. L’histoire a connu de nombreuses lois discriminatoires ou injustes : elles imposaient des comportements que la morale condamne. Obéir à ces lois n’est pas faire son devoir, et parfois, c’est justement le devoir moral qui commande de désobéir.
Chez Socrate, tel que le montre Platon dans deux dialogues, cette tension est manifeste. Dans l’Apologie, Socrate affirme qu’il ne cesserait pas de philosopher, même si on lui proposait la vie à condition qu’il se taise. Il s’agit d’une hypothèse morale qu’il imagine dans sa défense, pour montrer que certains principes — comme la recherche de la vérité — ne peuvent être abandonnés par simple obéissance. Dans le Criton, en revanche, il refuse de fuir sa condamnation, non parce qu’il juge la peine juste, mais parce qu’il considère qu’une fuite porterait atteinte à l’ordre civique et compromettrait le respect des lois. Chez Socrate, le respect de la loi dépend de sa cohérence avec une exigence de justice supérieure.
Ainsi, la loi n’a d’autorité morale que si elle est reconnue comme juste. Le devoir ne consiste pas à obéir sans réflexion, mais à juger si la loi mérite d’être suivie.
La conscience morale : discernement et responsabilité
Face aux lois injustes ou discutables, c’est la conscience morale qui permet de trancher. Chez Rousseau, dans l’Émile, la conscience est une voix intérieure, une forme de sentiment naturel du juste, présente en tout être humain. Mais cette voix peut être étouffée par les préjugés sociaux : elle ne suffit pas en elle-même, elle doit être éduquée. Elle n’est pas un principe universel démontrable, mais une intuition universalisable, enracinée dans l’expérience humaine. Elle engage la responsabilité personnelle de chacun.
Dans un autre registre, Hannah Arendt, dans ses réflexions sur le procès Eichmann, analyse le mal commis par les agents d’un régime totalitaire comme le résultat d’une absence de pensée personnelle. Ce qu’elle nomme la banalité du mal, ce n’est pas une volonté de nuire, mais une incapacité à juger ce que l’on fait. Arendt ne justifie pas une désobéissance systématique, mais insiste sur la nécessité de penser ce que l’on fait, de se demander si ce que la loi ou l’ordre exige est juste. Elle ne propose pas une morale du devoir, mais souligne que la responsabilité morale commence là où le jugement personnel est exercé.
C’est cette faculté de jugement qui permet de distinguer l’obéissance aveugle de l’obéissance éclairée, et qui donne au devoir moral toute sa portée.
Conclusion
Obéir à la loi peut être un acte juste et responsable, surtout lorsque la loi est l’expression d’un accord libre entre égaux. Mais la légalité ne suffit pas à définir la moralité. Selon Kant, seule l’intention morale — agir par devoir — donne sa valeur à une action. L’histoire nous enseigne que certaines lois peuvent être injustes, et que le devoir peut alors consister à y désobéir. C’est à la conscience morale, qu’elle soit définie comme raison pratique (Kant) ou comme voix intérieure (Rousseau), qu’il revient d’évaluer ce que l’on doit faire. Accomplir son devoir, ce n’est donc pas simplement suivre les lois, mais reconnaître un principe de justice supérieur, que la raison peut formuler ou que la conscience peut ressentir.