Introduction
Le long XIXe siècle est une époque de bouleversements majeurs — sociaux, politiques, philosophiques — qui interroge profondément la question de l'individualité. Après la Révolution française et l’essor du capitalisme industriel, l’émergence de la modernité soulève des enjeux essentiels autour de la construction du moi. Celui-ci est à la fois un produit de ses aspirations intérieures et des pressions sociales et historiques auxquelles il est soumis. Dans ce contexte de mutations, le moi devient un champ de tensions, de fractures et de quêtes. L’individualisme croissant et la lutte pour la liberté personnelle sont constamment confrontés à l’influence des normes sociales et des structures économiques. À travers l’exaltation du moi créateur, les conflits intérieurs et les diverses formes d’aliénation, le XIXᵉ siècle explore la question de l’identité personnelle sous toutes ses facettes.
Le moi exalté : subjectivité créatrice et sublime
Au début du XIXe siècle, l’exaltation du moi créateur s’impose comme une réponse à la rationalité des Lumières et aux événements tumultueux qui suivent la Révolution française. Cette exaltation du moi trouve un écho particulier dans la littérature romantique, où l’individu est valorisé dans sa quête personnelle d’expression et de vérité. Le moi créateur n’est pas seulement un acteur social, mais un artiste de sa propre vie, capable de révéler l’invisible à travers ses émotions et ses créations. Ce processus de création est perçu comme une manière d’échapper à l’ordre social imposé.
Les écrivains comme Alphonse de Lamartine, dans Les Méditations poétiques, et Chateaubriand, dans René, incarnent cette quête de liberté et de subjectivité absolue. Lamartine, par exemple, cherche à élever son moi personnel au rang de l’universel par l’exploration de ses sentiments les plus profonds, tandis que Chateaubriand fait de la mélancolie de son personnage une forme de grandeur spirituelle.
Cependant, cette exaltation du moi créateur se situe aussi dans un contexte social et politique bouleversé. Le moi romantique est le produit d’une époque qui cherche à se reconstruire après des changements révolutionnaires. Il n'est donc pas simplement une figure d'isolement ou de rébellion, mais aussi une réponse à l’instabilité et à la perte de repères collectifs.
À retenir
Le romantisme met en avant un moi créatif et personnel, mais ce moi est aussi une réponse aux bouleversements historiques et sociaux qui marquent l'après-Révolution.
Le moi dédoublé : quête spirituelle et réconciliation intérieure
Le moi dédoublé n’est pas seulement une division statique entre deux forces opposées. Pour Kierkegaard, dans Crainte et tremblement, cette déchirure reflète plutôt un cheminement spirituel et existentiel. L’individu se trouve pris entre des tensions internes : la dimension éthique (ce que la société attend de lui, ce qu’il doit moralement faire) et la dimension religieuse (le saut de foi, l’abandon à l’irrationnel et à la transcendance). La division n’est pas figée, mais un processus dynamique de confrontation et d’intégration.
Kierkegaard ne propose pas simplement une division du moi entre des choix opposés, mais une quête d’unité et de réconciliation spirituelle. Le moi est confronté à des choix qui exigent l’engagement total, que ce soit dans la vie quotidienne ou dans sa relation à Dieu. Cette réconciliation ne se fait pas sans douleur : elle est le produit d’un processus intérieur où le sujet, à travers sa subjectivité, cherche à dépasser ses contradictions. Le moi dédoublé chez Kierkegaard est ainsi un moi en mouvement, en quête d'une vérité qui l’inclut entièrement, dans la lutte et la dévotion.
À retenir
Le moi dédoublé chez Kierkegaard est un cheminement spirituel qui tente de réconcilier des forces opposées, une quête existentielle vers l’unité intérieure et la réconciliation avec soi.
Le moi aliéné : réification et dépossession de soi
L’aliénation au XIXe siècle ne se limite pas simplement à une déconnexion du travail ou de l’activité sociale. Elle touche toutes les dimensions de la vie sociale, y compris les relations humaines et l’identité personnelle. Karl Marx, dans ses Manuscrits de 1844, introduit la notion de réification pour décrire la manière dont les relations humaines sont transformées en choses, en marchandises, sous l’effet du capitalisme. La réification, au-delà du simple travail, touche la relation de l’individu à lui-même et à l’autre. Il devient une marchandise, un objet, et se perd dans des relations superficielles et instrumentalisées.
En sociologie et en psychologie sociale, la réification peut désigner le processus par lequel les individus se voient eux-mêmes et leurs relations comme des objets, des produits de normes ou de rôles sociaux. Par exemple, un individu dans une société très hiérarchisée peut se voir réduit à une fonction ou à une catégorie sociale, comme un simple outil dans un système économique. Il perd ainsi sa subjectivité, et son propre moi devient une construction externe, dictée par des forces sociales extérieures.
Dans la littérature, Flaubert, dans L’Éducation sentimentale, illustre cette aliénation à travers le personnage de Frédéric Moreau, qui, prisonnier de ses désirs et de ses rêves romantiques, est incapable de trouver une véritable réalisation de soi. Son moi est dépossédé des moyens d’agir, le laissant dans une situation d’inertie existentielles, soumis aux événements et à la pression sociale.
À retenir
La réification est un processus où l’individu perd sa subjectivité et devient un objet dans la société. Ce phénomène touche le travail, les relations humaines et même l’image de soi.
Le moi enraciné : appartenance, nature et identité sociale
Le moi enraciné désigne une conception de l’individualité qui s’appuie sur une appartenance à une culture, une terre, une tradition. Ce moi valorise l’idée que l’individu se définit par ses racines et son histoire, loin de la dispersion moderne.
Maurice Barrès, dans Les Déracinés, critique l’influence de l’école républicaine, qu’il voit comme responsable du déracinement des jeunes générations. Selon lui, l’individu doit retrouver ses racines, non seulement pour s’épanouir pleinement, mais aussi pour se construire face à un monde en crise. Cependant, cette notion de moi enraciné comporte une certaine dimension politique, car elle peut nourrir des idées conservatrices ou nationalistes qui valorisent un passé figé et excluent les nouvelles formes d’identité.
À l’opposé, Thoreau, dans Walden, défend une forme d’enracinement différente, fondée sur une vie simple, proche de la nature. L’enracinement chez Thoreau est plus une recherche de saison intérieure, de paix et de liberté retrouvées, que de lien avec une tradition culturelle ou politique.
À retenir
Le moi enraciné trouve sa force dans le lien à la culture, à la terre ou à la tradition. Cependant, ce retour aux racines peut prendre des formes politiques et idéologiques différentes.
Conclusion
Le moi au XIXe siècle est le produit de tensions multiples, d’exaltation et de fragilité. Les figures du moi créateur, dédoublé, aliéné ou enraciné montrent une pluralité de façons d’habiter la subjectivité moderne. Ces variations révèlent que l’individu du XIXe siècle est pris entre des forces contradictoires : l’aspiration à la liberté et à la création, les luttes intérieures, l’aliénation sociale et l’enracinement culturel. Ces questions restent au cœur des préoccupations contemporaines, car elles nous confrontent à la manière dont le moi se construit et se redéfinit dans un monde toujours en mouvement.
