La vérité désigne l’adéquation entre un énoncé et ce qui est. Mais faut-il penser qu’il existe une vérité absolue, c’est-à-dire universelle, indépendante de tout point de vue humain ? Ou bien nos vérités ne sont-elles que relatives à nos langages, à nos cultures, à nos moyens d’accès au monde ? Cette tension entre absolu et relatif, entre idéal rationnel et finitude humaine, traverse toute l’histoire de la philosophie.
L’idéal d’une vérité absolue : une exigence rationnelle
La philosophie a longtemps été guidée par le désir de vérités immuables et nécessaires. Pour Platon, dans La République, la vérité ne peut porter que sur le monde intelligible, celui des idées éternelles et intelligibles. Ce que nous percevons par les sens relève de la doxa (opinion), changeante et trompeuse, tandis que seul l’intellect (noûs) peut atteindre l’épistémè, c’est-à-dire un savoir vrai, stable, universel.
De son côté, Descartes, dans les Méditations métaphysiques, cherche un fondement absolument certain à la connaissance. Le cogito (« je pense, donc je suis ») est une intuition claire et distincte, donc vraie. Pour lui, la vérité repose sur l’évidence intellectuelle, non sur une impossibilité logique : une idée vraie est une idée dont la clarté force l’adhésion de l’esprit.
Les sciences modernes ont hérité de cette ambition. Newton, par exemple, conçoit un temps absolu qui « coule uniformément, sans relation à rien d’extérieur » (Principes mathématiques de la philosophie naturelle, 1687). Ce modèle suppose un ordre rationnel de la nature, que la science peut découvrir grâce à des lois générales.
Relativité des perspectives : critique du mythe de la vérité absolue
Mais cette conception classique de la vérité a été remise en cause. Elle repose sur l’idée que l’esprit humain peut accéder directement à une réalité objective. Or, plusieurs penseurs ont souligné que la vérité est toujours située dans un contexte historique, culturel, ou interprétatif.
Nietzsche, dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, affirme que « les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont ». Ce que nous appelons vérité n’est, selon lui, qu’un système de métaphores figées, un produit de la volonté de puissance. Il n’existe donc pas de vérité absolue, mais des perspectives multiples.
Dans une perspective plus épistémologique, Thomas Kuhn montre, dans La structure des révolutions scientifiques, que la science ne progresse pas de manière strictement cumulative. Elle avance parfois par ruptures de paradigmes, c’est-à-dire par des changements de cadre théorique qui transforment profondément la manière de poser les problèmes scientifiques. La vérité scientifique est donc historique et révisable.
Enfin, les sciences humaines révèlent la pluralité des représentations du vrai selon les sociétés. Ce relativisme culturel n’implique pas qu’aucune vérité ne soit possible, mais qu’elle dépend de conditions d’énonciation et d’interprétation.
Une vérité visée mais jamais possédée : entre idéal et complexité
Peut-on pour autant renoncer à toute idée de vérité ? Non. La raison humaine tend vers la vérité, même si celle-ci demeure toujours partielle et provisoire.
Kant, dans Critique de la raison pure, distingue ce que nous pouvons connaître (les phénomènes) et ce que nous ne pouvons qu’admettre sans preuve (les choses en soi). La vérité absolue est hors d’atteinte, mais la recherche de la vérité reste un devoir rationnel. Elle oriente notre pensée sans se laisser jamais saisir complètement.
Dans une approche plus contemporaine, Edgar Morin invite à penser selon la complexité du réel : les phénomènes sont souvent interdépendants, ambigus, non réductibles à des schémas simples. Il ne s’agit pas ici de rejeter l’idée de vérité, mais d’en reconnaître les limites : notre connaissance est toujours inachevée, ouverte, en tension entre plusieurs niveaux de réalité (La Méthode).
Ainsi, la vérité est moins une possession qu’un processus collectif et critique, une exigence qui suppose la vigilance, l’interprétation, et la révision constante de nos savoirs.
Conclusion
La vérité absolue, entendue comme une correspondance parfaite entre l’esprit et le réel, demeure un idéal régulateur. La philosophie et la science la poursuivent sans jamais l’atteindre pleinement. Les critiques modernes nous invitent à la lucidité : nos vérités sont situées, médiatisées, révisables. Pourtant, c’est précisément ce caractère fragile et perfectible qui donne tout son sens à la quête de vérité : elle est le fruit d’un effort de compréhension du monde qui, tout en admettant ses limites, n’y renonce pas.