Le langage n’est pas seulement un moyen de communiquer ou d’échanger des informations. Il peut aussi devenir un instrument puissant pour influencer, orienter, voire contrôler les sociétés humaines. Mais comment le langage, qui paraît au premier abord un outil neutre, peut-il devenir un levier de pouvoir ou de domination ?
Nous examinerons d’abord comment le langage structure nos représentations du monde, puis comment il peut devenir un instrument politique de contrôle social, avant d’interroger les moyens de résister à cette forme d’emprise linguistique.
Le langage structure les représentations du monde
Le langage joue un rôle majeur dans la manière dont nous percevons la réalité. Il ne se contente pas de décrire le monde : il le façonne, en influençant notre manière de le comprendre et de l’interpréter.
Le philosophe Ludwig Wittgenstein, dans le Tractatus Logico-Philosophicus, explique que « les limites de mon langage signifient les limites de mon monde ». Autrement dit, ce que je suis capable de penser dépend étroitement des mots dont je dispose. Un langage pauvre ou limité restreint les pensées possibles. Par exemple, une personne qui ne connaît pas le concept de liberté ou de démocratie aura du mal à imaginer et à défendre ces valeurs.
Ainsi, contrôler le langage peut permettre de contrôler la pensée même des individus, en restreignant les idées qu’ils peuvent concevoir ou exprimer. Le choix des mots n’est donc jamais innocent : il définit implicitement ce qui peut ou ne peut pas être pensé.
Le langage comme instrument politique de contrôle
Les régimes autoritaires ou totalitaires comprennent bien ce pouvoir du langage. Ils cherchent souvent à contrôler le vocabulaire, à imposer certains mots, et à interdire ou modifier d’autres. Ainsi, le langage devient un moyen direct de manipulation et de contrôle social.
Dans son roman 1984, George Orwell imagine une société totalitaire dans laquelle le pouvoir crée une langue officielle, la « novlangue ». Celle-ci élimine progressivement tous les mots liés à la critique, à la révolte, ou même à la liberté. Le personnage principal, Winston, découvre que cette langue vise explicitement à supprimer toute pensée contestataire : « La révolution sera complète quand le langage sera parfait ». La novlangue empêche les individus de formuler la moindre opposition, faute de mots pour l’exprimer.
Dans l’histoire réelle, on retrouve également ce phénomène : les régimes totalitaires utilisent systématiquement la propagande, qui consiste à répéter des slogans ou des expressions simplifiées, pour modeler les pensées et les comportements. En Allemagne nazie, des mots comme « espace vital » ou « purification ethnique » servaient à masquer la violence réelle en lui donnant une apparence rationnelle ou acceptable. En modifiant le vocabulaire, le pouvoir modifiait les représentations mentales, facilitant l’acceptation passive de l’injustice ou de la violence.
De même, aujourd’hui encore, certains gouvernements peuvent choisir soigneusement leur vocabulaire pour influencer l’opinion : parler de « dommages collatéraux » plutôt que de « victimes civiles », ou de « flexibilisation » plutôt que de « précarisation » du travail, modifie subtilement notre manière de percevoir ces réalités. Le langage devient alors un outil efficace d’orientation de la pensée collective.
Peut-on résister à l’emprise du langage ?
Face à ce pouvoir du langage, la résistance semble difficile mais pas impossible. Si le langage peut être un outil d’emprise, il peut aussi devenir un espace de contestation et d’émancipation.
Le premier moyen de résister à la manipulation linguistique est de développer une conscience critique du langage. Le philosophe français Roland Barthes, dans ses Mythologies, encourage précisément à « démythifier » le langage, à repérer et dévoiler les mécanismes cachés qui transforment certaines expressions en évidences acceptées sans réflexion. En identifiant comment les mots véhiculent implicitement des idéologies, il devient possible de prendre du recul et de se libérer de cette influence.
Par ailleurs, la diversité des langues et des cultures constitue une autre forme de résistance. Confronter plusieurs langages ou plusieurs perspectives aide à prendre conscience que notre manière de voir le monde n’est pas unique ou naturelle, mais construite par notre langage. Ainsi, apprendre des langues étrangères, lire, ou fréquenter d’autres cultures est un moyen puissant d’élargir notre horizon mental et de préserver notre liberté critique.
Enfin, la littérature, la philosophie et les arts jouent également un rôle essentiel dans cette résistance. Ils permettent d’inventer de nouveaux mots, de créer des récits alternatifs, de déconstruire les discours dominants. Comme l’écrit Victor Klemperer, linguiste allemand ayant étudié la langue du IIIᵉ Reich, il est crucial de « veiller sur les mots », car préserver la liberté du langage, c’est préserver notre liberté tout court.
Conclusion
Le langage est loin d’être neutre. En structurant nos représentations, il devient un puissant moyen de contrôle social, capable d’influencer profondément la pensée et le comportement des individus. Les régimes autoritaires l’ont bien compris, qui cherchent à imposer leur vocabulaire pour dominer les esprits. Mais en cultivant une conscience critique du langage, en restant vigilant aux manipulations linguistiques, et en préservant une diversité culturelle et linguistique, nous pouvons résister à cette emprise. Finalement, la liberté du langage demeure un enjeu essentiel pour la liberté elle-même.