Introduction
Au XVIIIe siècle, la société française semble toujours régie par les principes de l’Ancien Régime et la hiérarchie des trois ordres — clergé, noblesse et tiers état —, mais ses fondations commencent à se transformer. Sous l’effet du dynamisme économique, de la croissance urbaine et de la diffusion des idées des Lumières, le royaume entre dans une ère de changement profond.
Le clergé, premier ordre du royaume, continue d’assurer un rôle social majeur : enseignement, hôpitaux et aide aux pauvres. La noblesse, autrefois exclusivement militaire, s’adapte aux temps nouveaux et investit parfois dans le commerce ou les compagnies coloniales. Quant au tiers état, il réunit paysans, artisans et bourgeois — ces derniers s’imposant désormais comme les moteurs de la vie économique et culturelle.
Les villes, de plus en plus peuplées, deviennent les foyers d’innovation et d’échanges. Les salons, comme celui de madame de Tencin (1682-1749), femme d’esprit et écrivaine, réunissent philosophes et savants comme Voltaire, Rousseau ou Diderot, et reflètent l’émergence d’une nouvelle sociabilité urbaine. Derrière la stabilité apparente de la société d’ordres, une France en mouvement se prépare à remettre en question ses privilèges.
L’évolution du monde rural : progrès et inégalités
La France reste avant tout un pays agricole : près de 85 % des habitants vivent à la campagne. Pourtant, le monde rural connaît au XVIIIe siècle des transformations lentes mais réelles. Dans les plaines céréalières du Bassin parisien et du nord de la France, les récoltes s’améliorent grâce à une meilleure rotation des cultures, à l’introduction de nouvelles plantes (comme la pomme de terre) et à l’usage plus systématique de la fumure animale et de la marne, un type d’argile calcaire répandu sur les terres pour les enrichir naturellement.
Une minorité de laboureurs aisés parvient à acheter ou à louer de grandes exploitations. Mais la majorité des paysans reste soumise à de lourdes charges : les impôts royaux, la dîme (prélèvement du clergé représentant environ un dixième des récoltes), et les droits seigneuriaux. Ces derniers comprennent le cens, somme versée pour l’usage d’une terre ; les banalités, taxes payées pour utiliser le four, le moulin ou le pressoir du seigneur ; et les corvées, journées de travail imposées pour entretenir les routes ou les domaines seigneuriaux.
Les progrès agricoles profitent surtout aux régions proches des marchés et des ports — la Beauce, la Picardie, le Bordelais — tandis que d’autres, comme la Bretagne ou le Massif central, restent enclavées et pauvres. Le monde paysan demeure donc profondément inégalitaire.
Les villes et les ports : foyers d’enrichissement et de puissance coloniale
Les villes françaises s’imposent comme les moteurs du changement. Paris dépasse les 600 000 habitants, Lyon, Marseille, Bordeaux et Nantes connaissent une forte croissance et deviennent les centres de la bourgeoisie d’affaires : négociants, banquiers, armateurs et manufacturiers.
Les ports atlantiques, en particulier Bordeaux, Nantes et La Rochelle, tirent leur richesse du commerce colonial. Ils importent des denrées tropicales comme le sucre, le café, le coton et le cacao, produits dans les plantations esclavagistes des Antilles. La colonie de Saint-Domingue (actuelle Haïti) occupe une place centrale : elle est alors la première productrice mondiale de sucre et la principale source de richesse coloniale de la France.
Le commerce triangulaire, reliant l’Europe, l’Afrique et les Amériques, participe à cette prospérité. Les navires français exportent des produits manufacturés vers l’Afrique, échangent ces marchandises contre des captifs africains et ramènent vers la France les produits des plantations. Bien que cette traite négrière représente une part minoritaire du commerce atlantique, elle symbolise la dimension mondiale de l’économie française et les liens entre croissance et esclavage.
Cette richesse ne profite pas qu’aux négociants bourgeois. Plusieurs familles nobles d’épée ou de robe investissent aussi dans le commerce colonial ou l’armement maritime, cherchant à tirer profit du capitalisme marchand tout en conservant leurs privilèges.
Les élites urbaines et la nouvelle sociabilité des Lumières
Les bourgeoisies urbaines, enrichies par le commerce, la finance et les manufactures, aspirent à la reconnaissance sociale. Elles participent activement à la vie intellectuelle et culturelle des villes, cherchant à conjuguer réussite économique et prestige moral.
Les salons littéraires deviennent alors les lieux symboliques de cette nouvelle sociabilité urbaine. Madame de Tencin, femme cultivée et influente, accueille dans son salon des écrivains et penseurs tels que Fontenelle, Marivaux et Montesquieu (auteur de De l’Esprit des lois, 1748). D’autres salonnières célèbres, comme madame Geoffrin, madame du Deffand ou madame Necker, réunissent les plus grands philosophes des Lumières : Voltaire (1694-1778), défenseur de la tolérance religieuse et de la raison ; Diderot (1713-1784), coordinateur de l’Encyclopédie ; ou Rousseau (1712-1778), auteur du Contrat social.
Ces salons ne sont pas de simples lieux mondains : ils favorisent la circulation des idées, le débat sur la morale, la politique et la science. Parallèlement, la lecture, la presse et les cercles littéraires s’imposent dans les villes et les bourgs. Ce mouvement traduit une transformation du rapport entre le privé et le public : les idées deviennent discutées collectivement, donnant naissance à une opinion éclairée.
Noblesse et bourgeoisie : entre rivalités et convergences
La noblesse conserve ses privilèges mais évolue. Les nobles d’épée, attachés à leur ancien prestige militaire, voient avec méfiance la montée des nobles de robe, issus de la bourgeoisie anoblie par l’achat de charges publiques (fonctions administratives ou judiciaires donnant droit à la noblesse). Cette pratique, utilisée par la monarchie pour renflouer ses caisses, renforce les tensions entre vieilles et nouvelles élites.
Cependant, la frontière entre nobles et bourgeois n’est plus aussi nette. De nombreux aristocrates investissent dans les compagnies commerciales, les ports atlantiques ou les manufactures, tandis que la bourgeoisie imite les comportements aristocratiques : éducation raffinée, mécénat artistique, hôtels particuliers. Ces échanges créent un espace social commun, mais aussi une frustration politique : la bourgeoisie, bien qu’enrichie et cultivée, reste exclue des décisions publiques.
Conclusion
À la veille de 1789, la société d’ordres paraît encore solide, mais elle est profondément traversée par le changement. Dans les campagnes, les progrès agricoles et la diversification des cultures améliorent lentement la vie paysanne, sans effacer les lourdeurs fiscales ni la domination seigneuriale. Dans les villes, le commerce colonial, porté par la puissance sucrière de Saint-Domingue et les échanges atlantiques, transforme les fortunes et bouleverse la hiérarchie sociale.
Autour des salons, de la presse et des cercles littéraires, une nouvelle culture urbaine se développe, portée par la bourgeoisie éclairée et les femmes d’influence. Cette France du XVIIIe siècle, à la fois inégalitaire et vibrante, prépare les esprits à remettre en cause l’ordre ancien : la société d’ordres, figée dans ses privilèges, ne résistera pas longtemps aux aspirations nées du progrès, de la raison et du commerce.
