Le modèle de Clausewitz à l’épreuve des « guerres irrégulières » : d’Al Qaïda à Daech

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Dans cette leçon, tu vas analyser comment les guerres irrégulières, comme celles menées par Al Qaïda ou Daech, bousculent les repères classiques de la guerre pensés par Clausewitz. Tu verras que, malgré leur caractère non étatique, elles poursuivent bien des objectifs politiques, obligeant les États à adapter leurs réponses. Mots-clés : Clausewitz, guerre irrégulière, Al Qaïda, Daech, terrorisme, politique et guerre.

Introduction

« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. » Cette formule célèbre de Carl von Clausewitz, extraite de De la guerre (1832), est longtemps restée une référence incontournable dans l’analyse des conflits. Elle repose sur l’idée que la guerre est un instrument rationnel au service d’objectifs politiques définis, généralement par un État. Clausewitz articule sa pensée autour d’une trilogie : le peuple, l’armée et l’État, chacun jouant un rôle dans la dynamique du conflit.

Mais cette conception est aujourd’hui mise à l’épreuve par les guerres dites irrégulières, qui se sont multipliées depuis la fin du XXᵉ siècle. Les cas d’Al Qaïda ou de Daech illustrent des formes de guerre menées par des acteurs non étatiques, transnationaux, aux objectifs idéologiques et religieux, dont les moyens comme les cibles échappent aux normes traditionnelles. Ils opèrent dans des zones grises – c’est-à-dire des espaces échappant au contrôle effectif d’un État – et emploient des méthodes comme le terrorisme ou les cyberattaques, qui perturbent le cadre classique de la guerre.

Dans ce contexte, il faut s’interroger sur la validité du modèle clausewitzien pour penser ces nouvelles conflictualités : ces formes de guerre restent-elles une continuation de la politique ? Ou bien marquent-elles une rupture profonde dans la manière de faire et de penser la guerre ?

Un modèle clausewitzien inadapté aux formes nouvelles de la guerre

Clausewitz imagine la guerre comme un rapport rationnel de moyens à une fin politique, conduit par un État, avec une armée régulière, et un peuple mobilisé. Ce cadre suppose une structure centralisée, une finalité claire et une capacité de négociation ou de reddition. La guerre y est encadrée par des institutions et des règles.

Dans les conflits menés par Al Qaïda ou Daech, ces repères s’effacent :

  • Ces groupes ne représentent pas un État reconnu, ni même un peuple au sens civique du terme.

  • Ils ne disposent pas d’une armée régulière, mais de combattants irréguliers, souvent recrutés à l’échelle internationale.

  • Ils évoluent dans des zones grises, comme la Syrie en guerre, l’Irak déstabilisé ou le Sahel, où le pouvoir étatique est absent ou contesté.

La violence qu’ils exercent échappe au monopole de la violence légitime, que Max Weber définissait comme la capacité exclusive d’un État à user de la force sur son territoire. Or ces groupes imposent par la force une autorité de fait, sans légitimité reconnue au plan international.

Ils utilisent des modes d’action non conventionnels : attentats suicides, embuscades, campagnes de terreur, mais aussi usage massif de la communication. Ces tactiques visent moins à remporter des batailles qu’à frapper les esprits, déstabiliser les institutions et diffuser leur idéologie.

Ces éléments montrent que les guerres irrégulières, au sens de conflits impliquant des acteurs non étatiques et des moyens non classiques, remettent en cause la structure clausewitzienne de la guerre.

Une logique politique alternative, mais bien présente

Dire que ces guerres échappent à Clausewitz ne signifie pas qu’elles seraient dénuées de rationalité politique. Elles poursuivent bien des objectifs, même s’ils ne sont ni étatiques, ni diplomatiques, ni négociables.

Al Qaïda élabore dès les années 1990 une stratégie globale : frapper les puissances occidentales pour les entraîner dans des guerres coûteuses, provoquer la chute des régimes jugés impies dans le monde musulman, et instaurer un État islamique fondé sur la charia. Le terrorisme, dans cette logique, est un instrument stratégique : il s’agit de contraindre, de punir, de recruter ou de délégitimer.

Daech, après 2014, cherche à installer un califat territorial, avec des institutions rudimentaires (police, justice, fiscalité). L’objectif n’est pas la négociation, mais l’imposition d’un ordre religieux total, en rupture avec l’ordre international. Leur stratégie repose sur une violence à visée symbolique ou médiatique : les attentats spectaculaires, les mises en scène de propagande, les assassinats filmés visent à choquer, à recruter, à affirmer une prétendue légitimité divine.

Il ne s’agit donc pas d’une guerre apolitique, mais d’une politique non étatique, non négociable, fondée sur une idéologie absolue. Clausewitz lui-même reconnaissait que la politique pouvait être violente, idéologique, conflictuelle : sa pensée n’est pas réductible à la diplomatie ou au compromis.

Ces conflits illustrent donc une forme de continuité avec la définition clausewitzienne, mais selon des logiques propres, marginales ou radicalisées.

Une réponse étatique en mutation

Face à ces formes de guerre, les États ont eux aussi modifié leurs pratiques. La guerre devient préventive, technologique, ciblée, mobilisant des outils nouveaux :

  • Frappes par drones (exemple : élimination ciblée de leaders djihadistes au Yémen, en Irak ou au Pakistan).

  • Opérations spéciales extraterritoriales, souvent sans déclaration de guerre.

  • Surveillance de masse et cybersécurité, avec des enjeux nouveaux de renseignement et de neutralisation en amont.

  • Lutte idéologique, avec des discours, des lois et des politiques de déradicalisation.

Ces pratiques brouillent les frontières traditionnelles entre guerre et paix, intérieur et extérieur, militaire et civil. L’État ne mobilise plus seulement une armée face à un autre État, mais déploie des moyens variés contre un ennemi insaisissable, souvent dispersé à l’échelle mondiale.

Cette évolution confirme la portée heuristique du modèle clausewitzien, c’est-à-dire sa capacité à faire réfléchir et à structurer la pensée, même s’il ne permet pas de tout expliquer. Par exemple, l’idée que la guerre est au service d’un objectif politique reste pertinente, mais il faut élargir la définition de la politique pour l’appliquer à ces guerres irrégulières. La politique de Daech, bien que radicale, existe. De même, l’emploi du terrorisme peut être analysé stratégiquement, même s’il ne correspond pas aux formes classiques du combat.

Conclusion

Les guerres irrégulières menées par Al Qaïda et Daech posent un défi majeur au modèle classique de la guerre pensé par Clausewitz. Elles ne mobilisent ni armée régulière, ni État reconnu, ni peuple au sens civique, et se déroulent dans des espaces souvent hors du contrôle étatique. Pourtant, elles poursuivent bien des objectifs politiques, même s’ils sont non étatiques, idéologiques, et sans volonté de négociation.

Face à elles, les États adaptent leurs stratégies, parfois au prix d’une remise en question de leurs propres normes. La guerre change de visage, mais elle reste une manière de faire de la politique, dans un monde fragmenté, où les catégories traditionnelles doivent être repensées. C’est en ce sens que le modèle clausewitzien conserve une utilité, à condition de le lire avec souplesse, esprit critique et actualisation constante.